Entre fantômes, légendes et touristes, que nous dit le Mont d'aujourd'hui ?

“La Libre Explore” voyage un peu plus à l’ouest, avec l’ambition de démonter les mythes et légendes que l’on associe au Mont-Saint-Michel.

Le site classé au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1979 démontre sa vivacité touristique
et environnementale.

© Reporters

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Le Mont-Saint-Michel,
un patrimoine qui vit

Un point de vue sur Tombelaine et le Mont-Saint-Michel, depuis la baie, en avril 2018. © Aurore Vaucelle

Un point de vue sur Tombelaine et le Mont-Saint-Michel, depuis la baie, en avril 2018. © Aurore Vaucelle

Enlève tes chaussures


Il faut parfois s’éloigner pour saisir un lieu dans son entièreté. Rendez-vous au Bec-d’Andaine à moins d’une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau du Mont-Saint-Michel, au cœur du village de Genêts.

Les habitants de ce village – qui devient jaune en avril (d’où son nom) – ont un point de vue sur le Mont tout à fait épatant. C’est sans doute à cet endroit que l’on saisit le mieux ce que Xavier Bailly, administrateur du Mont-Saint-Michel, nous raconte à propos de l’événement géologique auquel correspond l'irruption du Mont ( cf. le chapitre Mythes et Légendes du Mont). L’irruption dans le ciel azur d’un mont rocheux, piquant le séant des cieux, et sur lequel les hommes n’ont pu s’empêcher de vouloir créer un monument à la gloire de Dieu.
C’est aussi en ce jour d'avril, où nous faisons la traversée, que nous pourrons sans doute le mieux appréhender l’exploit auquel se sont adonnés les pèlerins pendant des siècles, eux qui, au péril de leur vie allaient prier l’archange Michel au sommet de l’abbaye bénédictine pour gagner leur place en paradis.

Aujourd’hui, pas tant de mise en danger physique ou spirituelle, mais sûrement de la bravoure, oui, et un souci de vigilance nous accompagneront pour traverser les sept kilomètres qui nous séparent du Mont. Le Mont qui, pour nous aussi, est le dessein final. 

Sois vigilant 

On entre dans les pas de Steve, teint buriné par la soleil, qui peut marcher nu-pied sur une mâchoire de lotte, sans avoir mal. Le guide nature traverse la baie depuis quelques années déjà. Son discours est bienveillant mais se permet toujours de souligner la nécessité de bien connaître la baie pour s’y aventurer en toute sécurité. “Si la mer qui entoure le Mont se retire à plus de 10 kilomètres facilement, elle rentre vite, comme la légende le dit, à la vitesse du cheval au galop. Cette légende a été créée de toutes pièces par Victor Hugo, mais précisons que la mer pénètre dans la baie à une vitesse de 4 à 6 km/h, et comme la vague est une onde, elle ne cesse de prendre de la vitesse, surtout dans la 3e et la 4e heure de la marée montante. D’ailleurs, si on se débrouille bien, nous raconte Steve, on peut même surfer en canoë-kayak sur une vague qui prend 20 km/h sur plusieurs kilomètres…

On le voit, les chiffres qui dessinent les dimensions de la baie soulignent l’unicité du site et la puissance des éléments qui entourent l’abbaye bénédictine, datant du Xe siècle.

Baisse-toi pour voir le monde 

Mais puisque nous avons sept kilomètres à gravir jusqu’à la fameuse abbaye, approchons-nous d’elle comme un amoureux de sa belle qui, avant de la regarder dans les yeux, observerait sa silhouette, sa mise, et les détails qui composent son allure.

Dans la baie du Mont-Saint-Michel, les surprises se trouvent déjà à nos pieds, quand on manque de marcher sur la mâchoire d’une lotte ; quand on tombe sur une capsule d’œufs de requins (en kératine !) ; quand on découvre un marsouin.

Accroupis les pieds dans la tangue, et les orteils en râteaux (pour maintenir notre stabilité sur ce terrain glissant), on triture la laisse de mer, dans laquelle on trouve les secrets de la baie, et particulièrement des œufs de bulot.

Le bulot, vous savez, ce que vous mangez avec de la mayo, et bien, le bulot est nécrophage, c’est l’éboueur des fonds marins. Le premier bébé bulot qui naît au milieu de dix autres oeufs bulots, mange ses frères. Mon conseil, et parce que vous l’avez compris, le plus dodu des bulots est celui qui sera le plus chargé en métaux lourds – que l’on trouve dans la mer, choisissez plutôt les moins charnus dans le plateau de fruits de mer”.

Au fur et à mesure de notre avancée dans la baie, on en saisit l’immensité. Déjà deux heures que nous marchons, et le Mont est toujours très petit dans notre viseur. À travers la tangue et les bancs de sable, on apprend à réagir si, par hasard, tout à coup, sous nos pieds nous sentions des sables mouvants.


C’est le bon moyen de se débarrasser des enfants, ou des autres compromettants, les sables mouvants."
Steve, guide nature à la Maison de la Baie

Mais Steve, déjà, précise que pour sortir de ce sable qui happe, il faut arrêter de gigoter, et se mettre à l’horizontale, s'allonger. Et tout va alors beaucoup mieux – l’effet de succion stoppe, et l’on peut continuer sa balade.

Observe la nature qui s’anime 

Le paysage tournoie autour de nous, les fleuves et bras de mer qui enserrent le mont modifient leur cours à chaque marée. Le guide, muni d’un GPS, avance en éclaireur et, lors de la traversée des fleuves, nous invite à mettre nos pas dans les siens. Ne pas faire les malins. Le jour d'avant, les hommes avaient parfois l'eau aux épaules en traversant les fleuves...

Le paysage a beaucoup changé selon Steve, depuis que les grands travaux qui devaient redonner son caractère maritime à la baie ont commencé – soit il y a neuf ans.

Parce que le Mont-Saint-Michel s’ensablait (c’est la propension naturelle d’une baie), et parce que le Mont lui-même risquait de disparaître, parce qu'il n'était pas question de voir ce patrimoine disparaître, il a été décidé de désensabler la baie, aux moyens de grands travaux qui fonctionnent comme une immense chasse d’eau.

Le schéma animé que l'on observe sur la vidéo ci-dessous permet de comprendre le procédé en cours dans la baie du Mont-Saint-Michel, depuis 2009. L'enjeu, repousser les sédiments qui ensablaient petit à petit le rocher bénédictin.

Steve poursuit : “Les eaux de la rivière Couesnon qui court au pied du Mont ont été scindées, un chenal à l’est, l’autre à l’ouest du Mont. Le chenal qui passe à l'est fait une boucle, sous le pont passerelle qui a remplacé la digue route, et qui mène les visiteurs au Mont. Ainsi, dans ce mouvement circulaire, les eaux dégagent les sédiments, à chaque lâcher d’eau d’un barrage qui se trouve en amont du Couesnon. Résultat : les prés-salés qui entourent le Mont ont reculé, sur certaines zones, de 450 mètres”.

Le désensablement est en cours, et, avec lui, une modification drastique de l’écosystème local. L’avocette au pied fin, ou le gravelot à collier interrompus, petit oiseau dodu, qui sont deux espèces ornithologiques au statut précaire, sont de retour dans la baie depuis quelques saisons.
Et les grosses bêtes ? Les phoques gris étaient 61 lors du comptage récent ; on peut voir aussi des veaux marins. Pourquoi, me demandez-vous ? Parce que la première vague amène des mulets et les phoques adorent le mulet, alors ils suivent, pour manger le mulet, pardi”. 

Et dire que l’on croyait qu’il n’y avait que les Japonais à venir au Mont-Saint-Michel…

Démontons
les légendes du Mont

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Xavier Bailly est l'homme du Mont. Administrateur du Mont Saint-Michel depuis 2014, il vit sur le rocher en compagnie d'une vingtaine d'autres Montois, veillant à la gestion de ce patrimoine unique, inscrit à l'Unesco depuis déjà 1979. 
Ses missions : maintenir l'accès le plus efficient au Mont pour le million et demi de touristes à l'année, tout en réfléchissant à la question de la préservation et de la restauration d'un lieu au bâti millénaire. (Il sera l'un de nos interlocuteurs privilégiés lors de notre voyage La Libre Explore)
En sa compagnie, on défriche quelques idées reçues. 

Idée reçue n°1. La légende raconte que le Mont-Saint-Michel serait littéralement sorti de terre...

"Ce n'est pas faux. Le Mont, c’est d’abord et avant tout un événement géologique".

"Il est, dans le paysage de la Normandie, un batholite géologique [un massif rocheux formé par le magma piégé puis refroidi à l'intérieur de l'écorce terrestre, NdlR].
Cette résurgence granitique façonne le paysage géologique de la baie : trois hauteurs surgissent alors dans le paysage : le Mont lui-même, Tombelaine [NdlR, le petit mont voisin et paradis des oiseaux) et le Mont Dol [à côté de Dol-de-Bretagne, à l'autre extrémité de la Baie, NdlR]".

Cette spécificité géologique du Mont a emprisonné de l'eau douce dans les profondeurs du rocher. Quand on creuse la pierre du Mont, pourtant entouré par la mer, on tombe sur deux sources, une donnée géologique insolite qui a participé derechef au caractère mystérieux du Mont-Saint-Michel".  

Idée reçue n°2. On dit que la baie du Mont-Saint-Michel est unique au monde. Flagornerie ou réalité topographique ? 

"Les habitants d'Eno-Shima considèrent qu’ils possèdent le Mont-Saint-Michel japonais. Mais qu'est-ce donc, en fait, Eno-Shima? C’est un rocher planté dans la baie de Tokyo, possédant un cordon dunaire attaché au littoral et sur lequel sont construits des temples, c’est un lieu sacré par excellence. Et c'est touchant que nos premiers visiteurs internationaux (plus de 100 000 visiteurs en 2017) soient dans la recherche d'une parentalité entre le Mont et un lieu connu chez eux".

"Mais soyons honnêtes, il en est du Mont-Saint-Michel comme de Venise : on parle de la Venise du Nord pour Bruges ou de la Venise Verte en Marais Poitevin alors que rien ne ressemble à la lagune de Venise. Il est de ces lieux d'une force extrême, d'un point de vue symbolique et esthétique, à l'identité singulière mais régulièrement convoqués. Regardez comme le château du logo Disney ou l'école de Poudlard ressemblent au profil du Mont-Saint-Michel...". 

Idée reçue n°3. Quand on va au Mont, on tombe toujours sur un Breton qui vous dit que c'est à cause de la rivière du Couesnon que le Mont n'est pas breton. Alors, le Mont : en Normandie, en Bretagne ?

"On me pose souvent cette question et elle est un peu embarrassante. Si on considère le bien inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco en 1979, soit le Mont et sa baie, au regard de l’humanité, il est réparti entre Bretagne et Normandie. D’ailleurs, lorsque l’on est à Cancale ou à Saint-Malo, le Mont fait partie du paysage, et, d’une certaine façon, le paysage appartient à tous". 

"Ça, c'est quand j’ai envie de faire une réponse diplomatique, et cela plaît aux Bretons qui peuvent revendiquer le Mont-Saint-Michel... "
Xavier Bailly, Administrateur du Mont-Saint-Michel

"Même si historiquement la fondation de l’abbaye bénédictine en 966 est une décision du duc Richard Ier de Normandie, même si le centre de gravité politique, économique est sur le versant normand, les Bretons sont souvent venus au secours du Mont-Saint-Michel. Ce fut le cas pendant la Guerre de Cent ans. C’est loin de n’être qu’un débat régionaliste !" 

"Le Couesnon dans sa folie
a mis le Mont en Normandie,
mais quand il reprendra raison, le Mont redeviendra Breton"
Proverbe breton

Idée reçue n°4. La légende raconte que la marée monte autour du Mont-Saint-Michel à la vitesse d’un cheval au galop, qu'est-ce que c'est que cette histoire de canasson ?

"C’est une image éloquente surtout. On a longtemps évoqué le pèlerinage au Mont-Saint-Michel au péril de la mer. Cette notion de péril encouru par quiconque se rendait au Mont dans les temps anciens est liée à la fois à la menace de la tangue [NdlR, le sédiment qui se dépose dans les vasières], les bancs de sables mouvants, et les fleuves qui traversent la baie.

Cette alerte au danger que représente l'image du cheval au galop me semble être littéraire,mais, si l'évocation du cheval fit flores, c'est qu'il y a là une menace dont il faut se méfier".

Les fantômes
du Mont-Saint-Michel

©Reporters

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Qui traîne ses guêtres dans l’abbaye ?

Les âmes des prisonniers. 14 000 hommes ont été enfermés dans cette bastille des mers que fut le Mont entre 1793 et 1863. Cette partie de l'histoire du Mont est moins connue et moins étudiée, il semble que l'histoire carcérale ait été oubliée au profit de l'aura spirituelle du Mont, grand lieu de Chrétienté occidentale durant des siècles. Malgré tout, il reste des vestiges du Mont prison.

L’archange Michel. Qui veille sur le Mont depuis qu’il a vaincu le diable sur les hauteurs du Mont Dol, comme nous dit la légende bretonne. L’actuel archange qui domine l’abbaye est aussi le support des trois paratonnerres du Mont (sur la pointe de chacune de ses deux ailes et sur la pointe de son glaive).

Et quand l’archange quitte le Mont, c’est pour se refaire une beauté dans le chantier de restauration à Périgueux, où on le recouvre à la feuille d’or. Dans ces cas-là, il voyage en hélico, et les télés du monde entier viennent filmer son hélitreuillage. 

La mère Poulard. Evoquer le Mont, c’est évoquer aussi une certaine manière de cuisiner les œufs que l’on doit à une Annette Boutiaut. Arrivée dans les bagages d’Edouard Coroyer, architecte des monuments historiques responsable de la restauration du Mont-Saint-Michel, à la fin du XIXe siècle. La jeune Annette qui épousa ledit Poulard inventa une omelette, mousseuse et légère qui la rendit mondialement célèbre.

Le saviez-vous ?

Une histoire de touristes

Une présentatrice japonaise devant la caméra d'une équipe de tournage, pour la télé nippone. © Aurore Vaucelle

Une présentatrice japonaise devant la caméra d'une équipe de tournage, pour la télé nippone. © Aurore Vaucelle

Les touristes étrangers les plus nombreux au Mont-Saint-Michel sont les Japonais. Et ce depuis plusieurs décennies.
Si le visitorat est à deux tiers français et un tiers international, sur les 1 246 097visiteurs en 2017, Les nippons étaient 100 598 en goguette sur le rocher, soit 18 % du public étranger.

Pour quelle raison, cet engouement ? Xavier Bailly énonce une hypothèse : "Dans les années 80, Toyota a fait une pub qui avait pour décor le Mont et la voiture eut grand succès. Mais ce choix publicitaire est-il lié à un attachement préexistant, c’est probable. Disons que, avec le Mont-Saint-Michel, on est face à une montagne sacrée, comme l’est le Mont Fujiyama, un lieu si important pour les Japonais. Mont Saint-Michel et Fujiyama sont l'un et l'autre des lieux à la singularité géologique tout à la fois chargés d’une forte spiritualité. La dimension cosmogonique indéniable du Mont captivent les visiteurs japonais".

A l'agenda de La Libre Explore

Dans la foulée de ce dossier, "La Libre Explore" vous propose de partir sur les lieux même de ce reportage, au Mont-Saint-Michel.
Aller à l'assaut de l'abbaye, qui fut aussi une prison ; interroger, avec l'administrateur des lieux, la vie quotidienne dans l'îlot du Mont ; traverser la baie à pied à la découverte d'un écosystème singulier ; découvrir les manuscrits médiévaux de l'abbaye ; et dîner à la table généreuse des Normands.
Toutes les informations sur ce séjour "La Libre Explore" : Sophie Mortier 
sm@eagletravel.be ou +32 2 672 02 52.

A lire, pour préparer son voyage, "Les secrets du Mont-Saint-Michel - Enquête sur 1300 ans d'histoire et de légendes", par Lomig Guillo, aux éditions Prisma.

A bientôt, sur les terres du Mont !