Chapitre 1

Le drame de la solitude

Photo: Jean-Christophe Guillaume

Le répit est de courte durée en cette première soirée de garde. Il est à peine 19h45, ce jeudi, et le téléphone du docteur Schmit vibre déjà. Alors que l’automne s’est installé, un zéphyr souffle avec douceur. En quittant son domicile, baskets brillantes aux pieds, le légiste se contente d’enfiler son blouson au-dessus d’un t-shirt avant de grimper dans son cabriolet.

En chemin, la sonnerie de son portable interrompt à deux reprises les mélodies d’Adele, qui bercent le trajet. "Ce sont mes amis, je ne les ai pas encore prévenus que je devais annuler le resto." En arrivant dans le quartier résidentiel indiqué par le GPS, plutôt que de chercher le numéro de l’habitation, Grégory Schmit guette où se trouvent la voiture de police et la camionnette du "labo". "Elles sont toujours parquées devant le bon immeuble…"

A peine la porte d’entrée franchie, un agent local vient à la rencontre du légiste, relève son identité, avant d’énumérer les principaux éléments recueillis sur place et lors de l’enquête de voisinage :

"C’est une vieille dame qui n’avait pas de famille proche. Elle devait rejoindre un neveu éloigné en vacances. Inquiet d'être sans nouvelles depuis dimanche, il a contacté la police. Lorsque nous sommes arrivés devant son appartement, la porte était entrebâillée, nous n'avons pas encore retrouvé la clé. En outre, les fenêtres sont grandes ouvertes. La personne est allongée dans la salle de bain, face contre terre, dans une mare de sang. Elle est en petite tenue. La pièce principale est en désordre, mais pas comme s'il y avait eu une lutte... Disons plutôt que madame n'était pas maniaque. En outre, nous avons mis la main sur le GSM, la carte d'identité et de l'argent. Il semble donc ne pas y avoir eu de vol."

Photo: Jean-Christophe Guillaume

Consciencieux, le médecin retranscrit les différents détails, laissant apparaître un tatouage japonisant sur le poignet gauche. "Bon, les faits se dégonflent par rapport aux explications reçues par téléphone", constate-t-il tout en avançant vers les escaliers. Arrivé quelques étages plus haut, il salue les deux membres du labo de la police technique et scientifique. Ceux-ci ont déjà "figé" la scène à travers des photos et y ont relevé les indices utiles à l’enquête. "La dame n’était pas en bonne santé, nous avons retrouvé de nombreux médicaments. En plus, elle fumait beaucoup", exposent-ils, alors que le docteur Schmit enfile une combinaison blanche à capuche et des gants.

Photo: Jean-Christophe Guillaume

En pénétrant dans les lieux, il ne se précipite pas vers le corps. Il prend d’abord le temps de scruter l’environnement. Dos à la fenêtre, un fauteuil fait face à la télévision. A proximité du pied gauche, le cendrier déborde de mégots. A ses côtés, reposent un journal et un programme TV déployé aux pages de lundi. Autant de traces d’une ultime soirée passée en solitaire.

Photo: Jean-Christophe Guillaume

Sur le calendrier fixé au mur, "Zaventem, 13h" est indiqué au stylo à la date de ce jeudi. Projection de vacances dont la septuagénaire ne profitera jamais. Les jours barrés se sont arrêtés à lundi. "Avec le programme télé, nous disposons déjà de deux indices pour établir le moment du décès", signale un agent du labo. "On peut aussi noter que les vêtements sont déposés sur la chaise, que le lit est défait et que la dame est vêtue d’une robe de chambre. Elle s’est certainement allongée puis relevée pendant la nuit pour aller aux toilettes", suppute le médecin au moment de se pencher sur la dépouille.

Scrupuleusement, il l’examine de la tête au pied, à la recherche de signes d'asphyxie ou de violence. Il observe que le dos ne présente pas de lividités, qui sont ces colorations rouges qui se forment dès le trépas, lorsque le sang se dépose dans les parties les plus déclives. "Cela signifie que le corps n’a pas été retourné. Il n’y a pas non plus de pétéchies : les petits points rouges qui apparaissent sous les yeux quand les vaisseaux capillaires explosent et qui constituent un signe d’asphyxie."

Photo: Jean-Christophe Guillaume

Aidé d’un membre du labo, Grégory Schmit se saisit de la septuagénaire et la retourne. La collègue du policier prévient : "C’est maintenant qu'on va voir s’il y a une surprise, comme un couteau planté dans le ventre…". Il n’en est rien. Ni plaie ni lésion provoquée par une strangulation. "Tout le sang répandu sur le sol vient du nez", certifie le légiste. "Vu l'état du cadavre, son âge, ses problèmes de santé et la présence de médicaments pour des troubles cardio-vasculaires, on peut conclure à une mort naturelle, sans intervention d'un tiers. Ce que le parquet tient à savoir, c'est s’il s’agit d’un acte criminel ou pas. Ici, il n’y a pas de doute. J'appelle le magistrat de garde et on en reste là, l'autopsie n'est pas nécessaire."

Moins de trente minutes après être arrivé sur place, le praticien retire sa combinaison. "Cela arrive régulièrement que je sois appelé pour de tels décès. Et pour cause, les policiers ne peuvent toucher le corps. Idem pour les médecins urgentistes : ils doivent stopper leur examen dès qu'ils évaluent que la cause de la mort est suspecte et indéterminée. Dans un tel cas de doute, le magistrat demande au légiste d'aller vérifier car il existe un risque de passer à côté d'un homicide. Mais une personne âgée retrouvée seule chez elle après quelques jours, ce n'est pas rare. C'est le drame de la solitude…"

Photo: Jean-Christophe Guillaume

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