Depuis des siècles, les Yézidis sont à la recherche de leur "Livre noir", un livre sacré qui raconte la création de l’univers et de l’homme. Il a disparu et seules existent des versions raccourcies et controversées probablement écrites à la fin du XIXe siècle quand les voyageurs occidentaux, des missionnaires et des chercheurs, commencèrent à s’intéresser à la religion yézidie.
"Le Mesh-A-Res, notre Livre noir, a disparu depuis des siècles", raconte Baxhtiar, un jeune résident du site religieux de Lalesh en Irak. "Certains disent qu’il est en France ou en Angleterre. On l’a cherché partout dans des musées et bibliothèques. Personne ne sait ce qui s’est passé. Je crains que tout soit perdu".
En tout cas, le livre existe dans la tradition orale des Yézidis. Ses textes sont répétés et transmis depuis des générations, de religieux (Pîr) à élève (talib), des pères aux enfants. Certains religieux sont même capables de retenir par cœur jusqu’à 400 textes, assure Baxhtiar.
Cette tradition orale a été une forme de résistance pour protéger la communauté contre les exactions commises par les tribus musulmanes. Celles-ci se méfiaient de cette minorité religieuse qui croyait, selon eux, au diable et refusait de payer l’impôt durant la conquête ottomane.
La première mention de ce livre nous vient d’un voyageur anglais, le docteur Frederik Forbes, qui, en 1838, s’aventura dans les montagnes de Sinjar à la recherche de ces Yézidis "féroces", opposés à l’empire ottoman, qui mettaient toute la région sens dessus dessous. Par les habitants, l’Anglais entendit parler d’un « Livre noir » qui aurait été écrit par le cheikh Adi, le savant soufi qui prit sous sa coupe les Yézidis au XIIe siècle. Le voyageur n’en voyant aucun exemplaire lors de son voyage, il en déduisit assez abruptement que "comme le livre n’a jamais été vu, il est probable qu’ils aient inventé ce mensonge pour l’honneur de leur religion".
Ce n’est qu’à la fin du dix-neuvième siècle, relève l’experte turque Birgül Açikyildiz, chercheuse aux universités de Montpellier et d’Oxford, que des manuscrits sont apparus, en arabe ou en kurde. Une dizaine est conservée dans les bibliothèques de Paris, de Londres et d’Istanbul. L’une des premières copies date de 1874. Elle a été rédigée par Ishak de Bartella, un prêtre catholique syriaque qui a vécu avec les Yézidis dans la bourgade de Bashiqa en Irak.
L’ouvrage du prêtre comprenait non seulement des extraits du "Livre noir", mais aussi des passages de l’autre livre sacré des Yézidis, le "Livre de la révélation". Cet autre ouvrage est considéré par les fidèles comme la parole de Dieu, qui leur dit quelles règles et doctrines ils doivent suivre. Il aurait été écrit en 1162 et dicté par le cheikh Adi à son secrétaire particulier.
Le problème est que les manuscrits qui circulent depuis le XIXe siècle comprennent très peu de pages, huit pour le "Livre de la révélation" et quatorze pour le "Livre noir".
"Comment peut-on expliquer la création du monde en 14 pages ?", s’interroge Mero Khudeada , historien au centre yézidi de Sheikhan. "Quand on voit les textes oraux, qui sont nombreux, il est impossible que le livre noir ne fasse que quelques pages. Les textes que les religieux récitent sur la création du monde sont magnifiques".
Du coup, le clergé yézidi considère ces manuscrits commme des copies falsifiées, destinées plus à jeter le discrédit sur la religion yézidie qu'à l'expliquer. Il n'empêche : les légendes courent sur ces deux livres sacrés qui auraient été préservés par les papes yézidis – les Baba Cheikhs - comme des reliques de leur passé. On dit ainsi que le "Livre noir" a été rédigé sur un parchemin en peau de cerf et qu’il a été enfoui dans un coffret en noyer caché dans les montagnes du Sinjar. Seule une minorité serait au courant de leur existence.
L’historien Khudeada reste prudent avec ces légendes. Pour lui, l’histoire des Yézidis est encore à écrire. "Saddam Hussein interdisait aux Yézidis de se pencher sur leur histoire", dit-il. "Quand j’ai fait mes études, personne ne demandait quelle était ma religion. Saddam a introduit cette idée en 1999, après avoir été un dictateur laïc".
Alors le "Livre noir", mythe ou réalité ? L’historien affirme qu’il ne veut pas blesser le croyant. "La foi n’est pas scientifique. Il y a une part d’irrationnel. Le yézidisme, comme toutes les religions, a besoin d’un mystère".
Comme dans toutes les religions, les Yézidis célèbrent au cours de l’année différentes fêtes religieuses, dont certaines s’inspirent de l’islam, du christianisme ou du mithraisme.
Le premier jeudi du mois de février, ils fêtent une sorte de Père Noël, Khidr Ilyas, dont on pense qu’il vient rendre visite à chaque famille pour lui souhaiter le meilleur. A cette occasion, les croyants préparent une pâte faite d’amandes, de pois chiches et de fruits secs qu’on fait griller et qu’on arrose avec du jus de raisin.
Le sanctuaire de Khidr Ilyas se trouve tout près de Baadre, la ville où vit l’élite des Yézidis, côtoyant quelques familles musulmanes. C’est la gardienne, une femme qui a le rang de "Pîr", qui accueille Zerdest, un Yézidi venu de Liège, alors que le soleil commence à se coucher. Le fidèle dépose quelques dinars dans une corbeille puis entre dans une pièce presque nue, ornée d’une photo de l’ancienne gardienne et d’une horloge.
Sur un fil pendent des tissus soyeux et colorés dont les fidèles nouent et dénouent les bouts en guise de voeux.
L’Etat irakien a financé la construction de cette nouvelle pièce, sur le site d’un ancien temple. Tout est sobre et monastique.
La gardienne nous explique que des bougies doivent être allumées du mardi soir jusqu’au jeudi matin, car le mercredi (tout comme le vendredi) sont des jours saints pour les Yézidis. La lumière de la bougie symbolise l’incarnation du soleil sur terre.
Les Yézidis n’ont pas de prière commune comme les chrétiens. Ils sont libres de prier quand ils veulent et où ils veulent. En général, les plus croyants prient trois fois par jour, matin, midi et soir, face au soleil.
La "Pîr" allume des bouts de corde enduits de cire ("avec des allumettes, le briquet porte malheur", dit-elle) et entre dans le jardin, dans une niche sans toit. Elle prie dans une douce incantation pour que son Dieu unique, "protège les Yézidis et les peuples du monde".
"Au début de la prière", explique-t-elle, "je me suis dirigée vers le soleil couchant. La seconde prière se déroule face à la lumière des bougies. J’ai prié jusqu’au moment où les mèches se sont éteintes".
Malgré les persécutions et l’exil, ces Yézidis-là ont décidé de rester en Irak pour perpétuer les traditions d’une religion millénaire et préislamique.
Minoritaires dans une région majoritairement musulmane, ils ont réussi à préserver leurs traditions en dépit du dénigrement. Certains sunnites les considèrent comme des " adorateurs du diable" parce qu’ils vénèrent sept anges, dont l’un d’eux, le plus puissant, l’ange paon Taous Malek, serait l’incarnation du diable.
Les Yézidis et la plupart des experts démentent cette interprétation. Au contraire, pour eux, Dieu a créé le monde. L’Ange paon n’est pas le Dieu en lequel les Yézidis croient mais son émanation bienveillante. Les sept anges sont là pour le protéger.
"Ce qui différencie les Yézidis des autres religions", explique l’historien Mero Khudeada, "c’est qu’il n’y a pas deux forces. Il n’y a pas un Dieu et un diable. Il n’y a qu’une force de Dieu. Du reste, Taous Malek veut dire littéralement « ange lumière » et il est représenté par un oiseau, le même symbole vénéré autrefois par les Grecs, les Romains et les Daces".
C’est pourquoi le yézidisme est considéré comme une religion syncrétique, qui s’est inspirée d’autres rites comme le baptême (christianisme), le jeûne (islam entre autres) et plus anciens encore, l’adoration du soleil (zoroastrisme) ou le sacrifice du taureau (mithraïsme).