Menu

Les ch’tis d’Allah




Précurseurs du jihadisme européen



GO
INTRO



« Ils étaient les premiers à ouvrir la voie. Un modèle », analyse Didier François, journaliste à Europe 1, ex-otage en Syrie. « Ils », ce sont Christophe Caze et Lionel Dumont, deux jeunes Français convertis à l’islam dans le Nord de la France des années 90. Fort de leur foi, ces « ch’tis d’Allah » ont combattu en Bosnie aux côtés des moudjahidins. Revenus en France, ils commettront une série de braquages destinés à réunir de l’argent pour financer la cause islamiste. Des actions qui leur vaudront le surnom de « gang de Roubaix ».

En avril 1996, Jean-Louis Debré, alors ministre de l’Intérieur, commentait les actions de ce fameux « gang » dans les colonnes du journal Le Monde: « Je crains fort que, dans les années à venir, il faille s'attendre à une progression de cette forme de contestation, à la charnière du terrorisme intérieur et du terrorisme extérieur, qui s'incarne à la fois dans l'islamisme radical et dans des actes de délinquance. »

Moins de 20 ans plus tard, le profil de Mehdi Nemmouche, auteur présumé de la tuerie au musée juif de Bruxelles, lui-même originaire de Roubaix, allait donner une actualité aussi violente que tragique à ces inquiétantes prédictions.

LaLibre.be vous dit tout sur les « Ch’tis d’Allah » devenus « gang de Roubaix », premier chapitre d’un jihadisme européen.

PARTIE I : Scènes de guerre en banlieue de Lille

27 janvier 1996. Sur un parking de Roubaix, en banlieue lilloise, une voiture est sous haute surveillance. Le véhicule, abandonné depuis quelques jours, a été repéré par les policiers de la BAC, la brigade anti-criminalité. Dans leur planque, les agents attendent, certains de coincer un simple voleur de voitures.

Soudain, un autre véhicule arrive. Branle-bas de combat, les policiers sortent de leur cachette pour interpeller les suspects qui les stoppent net d’une rafale de Kalachnikov ! L’un des policiers est grièvement blessé. « Ce n’est pas un fait de police que j’ai vécu, racontera-t-il plus tard. C’est un fait de guerre! ». Un « fait de guerre » qui sera suivi d’une longue série d’autres, tout aussi violents.

Ainsi, dans le courant des mois de février et mars 1996, les casses s’enchaînent dans les environs de Roubaix. Le 8 février, le personnel d’un magasin hard-discount est victime d’un braquage. Dans leur fuite, les gangsters tuent un automobiliste. Le 25 mars, un fourgon blindé de la Brinks est attaqué au lance-roquettes par huit hommes. L’un des convoyeurs de fonds échappe de peu à la mort. A chaque fois, c’est le même scénario : les criminels sont masqués, vêtus de noir pour certains, lourdement armés et déterminés. « Il y a un côté Orange Mécanique dans cette violence », commentera Luc Fremiot, avocat général de Douai (Nord).

Des « branquignols » déterminés

Pourtant, les moyens mis en oeuvre sont inversement proportionnels aux résultats. Le fourgon éventré était vide : il commençait à peine sa tournée. Même chose au supermarché où la caisse contenait à peine quelques milliers de francs que les trois malfrats récupèrent difficilement. « C’est une équipe de branquignols. Ils n’ont jamais réussi à obtenir quoi que ce soit. Ils entrent dans une supérette avec 34 employés sur place. Je crois même qu’ils rentrent à un moment où il n’y a pas de clients… Et ils n’arrivent pas à se faire remettre de l’argent », s’étonne encore Luc Fremiot. « Ce qui est frappant, c’est la disproportion de la violence, la détermination dans les actes… et le résultat est nul ! »



« On n’imagine pas bandits plus bêtes. »

- Le Monde du 2 avril 1996.



Le 28 mars, les choses deviennent plus sérieuses encore. Dans trois jours, Lille accueillera un sommet du G7. Et voilà qu’une bombe artisanale est retrouvée dans une petite Peugeot garée juste devant le commissariat de la ville. Le dispositif relie entre elles trois bonbonnes de gaz dont l’explosion aurait pu tout détruire « dans un rayon de 200 mètres », selon certaines sources. Le drame est évité de justesse.

« Allahu akbar » au 59, rue Henri Carette

Pendant ce temps, la police judiciaire de Lille enquête dans le milieu des revendeurs de voitures. Un « indic » oriente l’enquête vers la maison d’un certain « Omar », située au 59 de la rue Henri Carette, à Roubaix. Le G7 approchant, les autorités veulent boucler l’affaire au plus vite. Le 29 mars à 6h du matin, les hommes du célèbre RAID, le corps d’élite de la police nationale, donnent l’assaut. Aussitôt, ils sont visés par les occupants de la maison. Tirs à l’arme lourde, jets de grenades offensives… la « bataille » dure une vingtaine de minutes. En derniers recours, le RAID met le feu à l’habitation. Mais rien n’entamera la détermination des quelques assiégés. Ils hurlent qu’ils ne se rendront jamais et ponctuent leurs cris d’une série de… « Allahu akbar » (« Dieu est plus Grand ») !

Dans les décombres, les policiers retrouveront quatre corps calcinés, un impressionnant arsenal d’armes de guerre et des ouvrages islamistes. Pendant ce temps, deux autres membres du gang sont neutralisés. L’un est tué par la police belge au terme d’une course poursuite sur l’autoroute E17 à proximité de Tournai. L’autre sera interpellé par les autorités belges après avoir pris deux femmes en otage.

Les criminels ont un nom : « le gang de Roubaix ». Mais les motivations restent floues. « C’est lié au grand banditisme. Ça n’a rien à voir avec l’islamisme, ni avec le terrorisme », assure aussitôt Jean-Louis Debré, le ministre de l’Intérieur de l’époque, qui tente peut-être de noyer le poisson face aux caméras de télévision. « Ce n’est pas parce qu’on a retrouvé une sourate en français et un livre de prières en arabe dans la maison incendiée que l’on a affaire à des terroristes islamiques », renchérit René Vandierendonck, le maire de Roubaix.

Mais il faudra bien se rendre à l’évidence. Ce gang de Roubaix puise ses racines dans l’islamisme extrême. La détermination, les armes lourdes, la violence… certains des membres du gang les ont trouvées en Bosnie qui se remet à peine d’un effroyable conflit territorial et religieux. Et, non, tous ne sont pas des immigrés, des Français « de seconde génération » comme le veut l’expression consacrée. Les leaders de la bande sont même de souche bien gauloise, nés et élevés au milieu des terrils du Nord de la France. Avec des noms aussi latins que Christophe ou Lionel.

Nous sommes en 1996, la France découvre ceux que la presse baptise rapidement « les ch’tis d’Allah » en référence à leurs racines nordistes. Mais pour ces islamistes radicaux, le combat a commencé bien plus tôt, à quelques milliers de kilomètres de la France.

PARTIE II : Comment des gars du Nord sont devenus des routards du jihad

Retour en arrière. Depuis le printemps 1992, une guerre dans les Balkans oppose Bosniaques, Serbes et Croates sur fond d’éclatement de la Yougoslavie. Les Bosniaques, qui ne font pas le poids face à leurs adversaires, peuvent compter sur une armée providentielle : des jihadistes venus d’Afghanistan fort d’une expérience acquise contre les Soviétiques quelques années plus tôt. Rassemblés au sein de la brigade « El Moudjahidin », ces « guerriers saints » se battent pour Allah avant tout. Et ils ont besoin d’hommes. Bien avant Internet, munis de leurs caméras, les moudjahidins commencent un important travail de propagande qui préfigure les vidéos massivement diffusées aujourd’hui sur les réseaux sociaux en direct depuis la Syrie. A l’écran, dans le flou typique des cassettes VHS, de jeunes Européens, visage masqué, font la promotion du jihad en Bosnie. Ces images ont semble-t-il frappé l’esprit de Christophe Caze. Fin 1992, cet étudiant en cinquième année de médecine à la faculté de Lille se rend une première fois à Zenica, en Bosnie, où il soigne les blessés. Pourtant, rien ne le destinait au départ à suivre une telle route.



Né en 1969 dans un milieu plutôt modeste – ses parents ont vendu leur maison pour financer ses études –, Christophe Caze a du mal à se lier à ses semblables, les « Français de souche ». À la fac, il se sent plus proche des étudiants musulmans et décide de se convertir à l’islam. Peu à peu, il échappe à son milieu.



« Quand on s’en est rendu compte, il était trop tard. On ne pouvait plus rien faire. Quand ils deviennent fanatiques, c’est terminé. »

- La mère de Christophe Caze en 1996.





Christophe n’est pas seul à embarquer dans cette « aventure ». Il entraîne avec lui un certain Lionel Dumont. Français lui aussi, né dans le Nord de la France dans une famille catholique, fils de chauffagiste, dernier de huit enfants… À 20 ans, ses études d’histoires interrompues, cet idéaliste s’engage dans l’infanterie de marine et se retrouve en Somalie où il est témoin de la gigantesque famine qui poussera les Américains à lancer l’opération humanitaire « Restore Hope».



À son retour, Lionel Dumont se sent perdu face à l’injustice d’un monde qui le dépasse. De fil en aiguille, il intègre une mosquée roubaisienne où il rencontre Christophe Caze. Ce dernier exerce une grande influence sur lui. Charismatique, Caze est comme un « gourou » pour Lionel se souvient un ami d’enfance.



« Lionel, c’est quelqu’un de très entier. Il n’a pas de limite. A partir du moment où il s’engage, il s’engage. Jusqu’à la mort. »

- Un ancien ami de Lionel Dumont en 2014.



En 1994, encouragé par Christophe Caze qui lui ouvre la route, Lionel Dumont plaque tout. Direction les Balkans et la « guerre sainte ». Les deux jeunes hommes se retrouvent côte à côte dans la brigade des moudjahidins. Entre esprit de camaraderie, hyper-violence et valeur religieuse, ils combattent aux côtés des soldats bosniaques.





Si Lionel jure ses grands dieux qu’il n’a pas commis d’atrocités en Bosnie, c’est moins sûr pour Christophe qui, entre deux coups de bistouri, aurait torturé des prisonniers à l’occasion… voire pire. Des témoins rapportent ainsi qu’il aurait « joué au foot » avec la tête d’un ennemi décapité quelques instants plus tôt. Il n’empêche, le jeune Dumont se souvient surtout d’un médecin de talent, qui s’affichait volontiers avec son stéthoscope autour du cou.



« [Christophe] assurait, il ne paniquait pas quand il voyait des blessures. »

- Lionel Dumont depuis la prison de la Santé.



L'un reste, l'autre part

Le 14 décembre 1995, la signature des accords de Dayton marque la fin des combats en Bosnie. Mais le mal est fait pour Christophe Caze. En même temps que Lionel Dumont, il revient en France avec une idée en tête : importer le jihad à l’ouest de l’Europe. Influencé par Abu Hamza al-Masri, un imam qui prêche un islam violent à la mosquée de Finsbury Park, à Londres, il entreprend de réunir de l’argent pour financer la cause islamiste.

Le duo rassemble alors une petite bande de malfrats autour de lui et entame sa série de braquages que l’on sait. Pour Christophe Caze, tout s’arrêtera net le 29 mars 1996 sur la E17, sous les balles de la police belge.

Quant à Lionel Dumont, son destin sera plus complexe. L’homme a échappé à l’assaut du RAID rue Henri Carette. Avec un camarade du gang de Roubaix, Mouloud Bouguelane, il passe en Italie, puis en Bosnie avec de faux papiers. Abandonné par ses compagnons d’armes de la guerre de Bosnie qui font profil bas depuis les atrocités commises pendant le conflit, Lionel a besoin d’argent. Avec Mouloud Bouguelane, il commet un braquage qui tourne mal : un caissier et un policier sont tués. Jugés à la vavite, les deux hommes sont condamnés à 20 ans de prison en Bosnie.



« On n'avait plus rien, sinon nos flingues à la ceinture, Interpol aux fesses. Ils nous ont mis clochards. En un an de cavale, ils n'ont pas fait porter un paquet de dattes à ma femme. »

- Lionel Dumont dans Libération du 29 mai 1999.



Lionel Dumont est capturé au terme d’une spectaculaire opération policière filmée par la télévision. Emprisonné, il parvient à s’évader dans des circonstances troubles. Commence alors une cavale qui l’emmènera jusqu’en Malaisie et au Japon. Repris en décembre 2003 en Allemagne, il est jugé en France. À son procès, il tentera en vain de jouer la carte du ch’ti sympathique, catalyseur de la violence des autres membres du gang. Mais rien n’y fait. Il prend 30 ans de prison pour ses différents crimes, une peine réduite à 25 ans en appel.



« C’est quelqu’un de très pieux. Il est toujours à fond dans la religion. Il n’est pas inoffensif. Il faut surtout bien le suivre. Que sa sortie soit aussi bien préparée que son incarcération. Faut pas le laisser s’envoler. »

- Un gardien de la prison où Lionel Dumont est incarcéré en 2014.