Île de Pâques, civilisation
disparue.
Ou pas

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir
sur les mystères de l'île de Pâques.
Une contre-enquête en 7 réponses.

S'il est des lieux dont l'évocation même, teintée d'une voix mystérieuse, continue à faire s'écarquiller les yeux de votre interlocuteur, c'est bien l'île de Pâques...

L'île de Pâques n'a de cesse de suggérer, dans le chef de tout un chacun, l'image d'une civilisation perdue au milieu de nulle part, ayant érigé des géants de pierre qui tournaient le dos à la mer, avant de disparaître...

Mais comment ces hommes, les habitants de l'île de Pâques que l'on nomme Pascuans, sont-ils parvenus à un tel prodige ?

Et pourquoi ont-ils fait sortir de terre des géants de pierre ?
Enfin, pourquoi dit-on que leur civilisation a soudainement disparu ?

Dans ce premier dossier EXPLORE, La Libre vous propose d'entrer dans l'imaginaire de l'île de Pâques.
Mais aussi d'y faire la balade comme si vous y étiez, en compagnie d'un spécialiste de l'île, Nicolas Cauwe.

Notre expert, l'homme qui a mis à jour les théories autour du mystère de l'île de Pâques

Nicolas Cauwe est archéologue.
Responsable du département Océanie et de la Préhistoire européenne, aux musées royaux d'art et d'histoire au Cinquantenaire, il est aussi le grand spécialiste de l'île de Pâques.

Chose amusante : c'est au détour de notre reportage sur les mystères que recèlent l'île de Pâques, que nous nous rendrons compte que notre archéologue, super spécialiste des lieux, est tombé dedans un peu par hasard.

Un jour, il y est allé pour un chantier archéologique en remplacement d'un collègue du musée. Depuis, il n'a cessé de retourner sur ce confetti au milieu du Pacifique - qui continue de fasciner.

Son truc à lui ? Faire toute la lumière sur la civilisation de l'île de Pâques et éviter les racontars. On donne la parole à Poco Tea Tea, "l'homme aux cheveux blancs" - le surnom que les Pascuans ont donné à Nicolas Cauwe.

La question mystère :
Pourquoi l'île de Pâques fascine autant les imaginaires ?

© Reporters

On pourrait répondre, en vrac :

- pour ses statues gigantesques,
- pour ses longitudes lointaines,
- et aussi parce qu'on a affublé à ce lieu une sacrée mythologie : on prétend
en effet que la civilisation de l'île de Pâques a mené sa propre destruction.

Il est souvent question de l'éco-suicide de la civilisation de l'île de Pâques. Autrement dit, les Rapa Nui, le peuple de l'île, auraient disparu après une suite de catastrophes impliquant désastre écologique, famine, guerres de clans et enfin massacre complet.
Un tableau tragique et violent. C'est ce qu'on appelle communément la théorie de l'effondrement : la mise à mort d'une civilisation par ses propres actes.

Cette théorie de l'effondrement a largement été portée par Jared Diamond, l'auteur en 2005 d'un livre intitulé de façon choc "Effondrement", et qui a fait couler beaucoup d'encre...

Imaginez ! Une civilisation qui s'autodétruit.

Ce mystère autour d'une disparition provoquée par les humains eux-mêmes, ce scénario de l'Apocalypse, c'est celui que nous allons essayer de clarifier.

Mais d'abord, l'île de Pâques, c'est où ?

© D.R.

L'île de Pâques est sans doute l'un des lieux les plus isolés du monde.
La plupart du temps, elle est absente de nos cartes à vision européocentrée. Il faut regarder une carte qui ne coupe pas le Pacifique en deux pour comprendre où elle se trouve.

Elle est située dans l'hémisphère sud, au sud-est du Pacifique, à mi-chemin entre Tahiti et la côte chilienne. Elle fait définitivement partie d'un territoire polynésien composé à 90% d'océan,et qui s'étend sur plus de 4500 km2.

"Il ne faut pas oublier que les Polynésiens ont colonisé des territoires gigantesques, jusqu'à la Nouvelle-Zélande. Là-bas, ce sont des Polynésiens aussi, même s'ils chassent la baleine et qu'ils ont des hivers épouvantables..."

« La Polynésie c'est une culture, ce n'est pas un milieu géographique »

Nicolas Cauwe, notre spécialiste

Bref, la Polynésie n'est pas qu'une histoire d'îles paradisiaques et de cocotiers et, de ce point de vue là, l'île de Pâques, elle aussi, détonne. Regardez plutôt...

Pourquoi l'île de Pâques
est un lieu unique ?

Une vue du volcan Rano Raraku, point culminant de l'île, vu dans l'expo "Oceania" ©A.V.

"Il y a deux choses qui ont marqué l'imagination des Européens lorsqu'ils l'ont découverte au début du XVIIIe siècle. D'abord, c'est une île déboisée. Et qu'est-ce que cela a d'original, me direz-vous ? En fait c'est la seule île du Pacifique sans forêt. Et donc, par extension, c'est la seule île sur laquelle on voit les monuments !".
Dans les autres îles de la Polynésie, aux Marquises par exemple, les monuments sacrés sont cachés dans la jungle...

Autre chose qui fait la différence. Sur l'île de Pâques, les statues sont impressionnantes par leur taille. Les Moaï dressés culminent à 4 mètres de haut. Les Moaï couchés peuvent, eux, atteindre 10 mètres de long.

L'édification de ces immenses ancêtres de pierre a été possible grâce la matière première utilisée. Les statues sont en pierre volcanique qui est à la fois moins dense et moins lourde que l'habituel basalte que les Polynésiens utilisent pour leurs statues d'ancêtres.

Des grandes statues, sur une île dépouillée d'arbres : c'est ainsi qu'est né un mythe porté par les découvreurs de l'île, qui en ont fait un lieu à nul autre pareil. Un lieu mystérieux.

Et, pourtant, c'est fondamentalement polynésien.
"Les Rapa Nui, le peuple de l'île, possèdent une agriculture et une langue polynésienne", nous rappelle notre expert.
Leur langue, notamment, fait partie de la grande famille des langues austronésiennes, comme les autres dialectes polynésiens et comme certains langages parlés au ... Vietnam !
Ce qui nous oblige à nous demander...

Comment les Rapa Nui sont arrivés sur ce confetti de terre ?

© Reporters

Dans la communauté scientifique, deux hypothèses s'opposent.
Les Rapanui viendraient de Polynésie, et seraient les héritiers de populations parties de l’Asie du Sud-Est, il y a plus de 8000 ans, en passant par Tahiti. Les premiers colons qui forment la civilisation de l'île de Pâques auraient atteint l’île autour de l’an 1000 de notre ère.
D'autres ont pensé pendant longtemps, au contraire, que les Rapa Nui venaient de l’est, d’Amérique du Sud. Partis des côtes chiliennes péruviennes, pour atteindre l’île de Pâques, 3500 kilomètres plus à l'ouest.
Au milieu du XXe siècle, la théorie n°2 a connu un grand succès grâce à la visibilité et aux expériences d'un archéologue un peu fou...Thor Heyerdahl.
En 1947, il décide de tenter l'odyssée depuis les côtes chiliennes, sur un esquif fabriquée par des Amérindiens.
Alors certes, en l’an 1000, la traversée du Pacifique, d’est en ouest c'est possible ! Thor l'a fait lui même sur un frêle esquif, mais cela ne prouve pas que ce fut le chemin pris par des hommes il y a 1000 ans !

Depuis, la génétique a parlé. L'analyse ADN sur des squelettes au sud de l’île a prouvé que les individus îliens avaient un marqueur génétique d’origine polynésienne - ­ce que leur langue, et aussi leur culture alimentaire et botanique avaient démontré.

Mais une fois qu'on sait d'où ils venaient, on peut se demander comment ils ont fait tout ce chemin !

Nicolas Cauwe nous explique :
"Ce sont des gens qui partaient avec l'idée de s'installer. Quand ils partaient, ils prenaient avec eux animaux et plantes, sur leurs grands catamarans à double coque, qui leur permettait de tenir le vent. Ils embarquaient avec une centaine de personnes, dont les pôles génétiques étaient différenciés". (NdlR, il ne faut pas qu'il n'y ait que des cousins ou frères pour réussir un nouveau peuplement)

une maquette d'un catamaran utilisé pour arriver sur l'île de Pâques, exposée au musée du Cinquantenaire. © A.V.

une maquette d'un catamaran utilisé pour arriver sur l'île de Pâques, exposée au musée du Cinquantenaire. © A.V.

Le peuple polynésien possède une culture basée sur le voyage, à la découverte de nouvelles terres et une connaissance de l'océan, sous forme d'un gigantesque réseau d'îles qui s'étend sur des milliers de kilomètres carrés . «On commence à comprendre une partie des moyens qu'ils avaient. Ils suivaient les oiseaux migrateurs. Ils ont très vite compris que les oiseaux venaient à une saison et repartaient à une autre... ».

« On a toujours l'idée que ces gens arrivent sur ce caillou, et qu'ils y sont isolés du monde mais ce n'est pas vrai du tout !

Nicolas Cauwe

C'est ainsi qu'ils ont fait ce périple plus de 4000 kilomètres, à travers un océan polynésien, sur Grande Bleue, pas spécialement pacifique...

Pourquoi le peuple pascuan a érigé ces immenses statues ?

©Reporters

Les statues de pierre sont nommées Moaï, et ce sont tout simplement les ancêtres, ou, tout le moins, une idée de l'ancêtre. Et ces ancêtres étaient érigés dos à la mer, regardant les villages, veillant sur le peuple.

"Dans la religion des Rapa Nui, les ancêtres voyagent. "

Nicolas Cauwe

"Ils voyagent, notamment avec les oiseaux migrateurs. Vous savez, les dieux ne sont pas toujours en train de vous regarder, il faut les appeler. On fait une cérémonie pour appeler l'ancêtre, quand on a besoin de lui".Bref, l'esprit de l'ancêtre n'est pas toujours dans la statue.

Les statues, dressées parfois en rang d'oignon, sur des autels, sont tournées vers l'intérieur, mais au bord de la falaise pour ne pas gaspiller la terre cultivable. Les statues sont ainsi continuellement en contact avec la vie quotidienne.

Connaissez-vous le Moaï près de chez vous ?

© A.V.

Petit portrait de Moaï qui vivait à Bruxelles...

On a tendance à l'ignorer mais il y a une statue de l'île de Pâques en Belgique ! Au musée royal d'art et d'histoire. Et actuellement au coeur de l'exposition "Oceania, Voyages dans l'immensité".

Elle a été ramenée en 1934, par l'expédition du Mercator, mené par le scientifique Lavachery.

Elle fait 6,5 tonnes et près de 3, 50 mètres
Et s'appelle Pou Hakanononga, ce qui veut dire : "le dieu des pêcheurs de thon".

Pourquoi ce surnom ? A partir du XVIIIe siècle, elle a été utilisée par les Rapa Nui comme repère. Depuis la mer, quand on voyait Pou Hakanononga, c'est que les pêcheurs étaient dans une zone de pêche...

Pou Hakanononga est l'ancêtre Rapa Nui par excellence.

Comment ont-ils transporté
leurs gigantesques Moaï ?

© Reporters

C'est ce qu'on va appeler l'histoire du Moaï qui se dandinait...

Sur cette vidéo, le déplacement des statues géantes a surtout l'air d'une course en sac, et pourtant c'est une expérience menée sous l'égide d'un professeur de l'université de Berkeley, Californie, associé à un prof de l'université d'Honolulu, le tout sous l'égide de la National Geographic Society.

Les deux universitaires cherchaient à montrer comment les Rapa Nui pouvaient parvenir à déplacer leurs gigantesques statues totems pesant plusieurs tonnes.

Mais Nicolas Cauwe dément la "course en sac" des majestueux Moaï. "Ici l'expérience est faite sur un terrain plat, et dans un espace dégagé, ce qui ne ressemble en rien au paysage de l'île de Pâques qui est particulièrement accidenté.
Et puis "Ils ont fait le test avec un bloc de béton. Alors que les statues étaient en fait en tuf. Une matière volcanique qui s'effrite au moindre choc"
Nicolas Cauwe jette la théorie d'Honolulu à la poubelle et apporte une autre hypothèse sacrément plus logique.

Selon lui, les blocs de pierre étaient transportés depuis la carrière du volcan RanoRaraku jusqu'au site en bord de mer et là, elles étaient sculptées.

"Et puis, un jour, ils ont changé de religion..."

Et les Moaï, oubliés pour un culte nouveau, ont été couchés à terre.

Les Pascuans ont-ils fait
disparaître leur civilisation ?

© Reporters

On dit que les Pascuans ont détruit tous les arbres de leur île et n'ont plus eu de bois pour se faire des abris et des bateaux.

Avant l’arrivée des colons, il y avait 20 millions d’arbres. Alors qu'actuellement, l'île de Pâques est une steppe, qui est le résultat d'un déboisement massif. La jungle a été grignotée entre le XIIIe et le XVIIe siècle...
Jusqu’ici, la théorie de l’effondrement tient.

On dit que les Rapa Nui ont connu la famine car ils n'avaient plus de ressources alimentaires.

Une statuette Rapa Nui. De cette statuaire squelettique, on a déduit que les habitants de l'île avaient connu la famine. © Reporters

Une statuette Rapa Nui. De cette statuaire squelettique, on a déduit que les habitants de l'île avaient connu la famine. © Reporters

Jared Diamond raconte dans son essai "Effondrement"que les hommes ne parviennent pas à sortir de leur île, car il n'y a plus assez d'arbres pour construire des bateaux et ils ne peuvent plus pêcher et donc se nourrir.

Cette affirmation est fausse : Les Rapa Nui avaient surtout trouvé de nouvelles techniques agricoles. ils se sont adaptés aux nouvelles circonstances de leur milieu et n'ont pas connu de famine. L’étude de crânes datant du XVIIIe siècle ne montre aucune trace de malnutrition.

On dit que les Rapa Nui se seraient fait la guerre...

On avait retrouvé beaucoup de petits objets en obsidienne qu'on a analysé d'abord comme des pointes de flèche. En fait, ce sont des racloirs ou grattoirs pour travailler la terre et le bois. Ce ne sont pas des projectiles ou des armes de guerre.

Mais pourquoi les Moaï ont-ils été jetés à terre ?

Si les Moaï sont désormais debouts dans le paysage de l'île de Pâques, c'est parce qu'ils ont été relevés par les archéologues récemment.

© Reporters

© Reporters

Par contre, "ils n'ont pas du tout été jetés à terre comme le prétendent les théoriciens de l'effondrement", éclaire Nicolas Cauwe. Car les fronts et les nez des statues sont tout à fait intacts. Les statues ont été déposées au sol.

Qu'est ce qui a poussé les Rapa Nui à coucher leurs statues ?

Ils ont changé de religion. Ils ont abandonné le culte des ancêtres, au profit d'un culte atour d'un seul dieu, "L'homme oiseau".

Conclusion : la théorie de l’effondrement ne tient pas, les Rapa Nui n'ont pas causé leur perte.

Par contre, si l’île n’a pas été le théâtre d’une auto-destruction, pourquoi la civilisation Rapa Nui a disparu ?

C'est un événement extérieur qui a précipité sa chute.

Le navire hollandais qui accoste en avril 1722, alors qu'il est à la recherche d’un hypothétique continent austral, apporte aux habitants pascuans, d'abord la peur, la mort par maladie et enfin la déportation.

D'une population comptant entre1500 et 2000 personnes à l'arrivée des Européens, il ne reste que110 individus au début du XXe siècle. Décimés par les rapts, les maladies sexuellement transmissibles et la lèpre.

Aujourd'hui, l'île revit.

Mais si le scénario d'une civilisation qui se suicide a autant séduit le grand public, et la presse, c'est, à n'en pas douter, parce que cette hypothèse fait écho à nos propres angoisses actuelles de détruire notre planète Terre.

Pour continuer la balade sur l'île de Pâques

A noter dans vos agendas :
Une conférence aura lieu le 11 avril au musée d'Art et d'Histoire de Bruxelles, et mènera la contre-enquête sur les mystères de l'île de Pâques. Notre invité sera Nicolas Cauwe, la conférence sera animée par Aurore Vaucelle.
La conférence sera suivie d'une visite guidée de "Oceania, Voyages dans l'immensité"

A savoir, "Oceania, Voyages dans l'immensité", est encore visible au musée d'Art et d'Histoire, jusqu'au 29 avril. A Bruxelles. Expositions-oceania
A lire, enfin, l'ouvrage de Nicolas Cauwe, "Île de Pâques, le grand tabou". aux éditions 'Le versant Sud'.