“On nous demande de garantir la frontière, c’est ce que nous faisons”


Les forces de l'ordre françaises
poursuivent les migrants
en provenance d'Italie.
Leurs pratiques sont dénoncées.

Des migrants appréhendés dans la vallée de la Roya, sur des sentiers de montagne, par une patrouille de gendarmerie mobile. ©Laurent Carre / Belgaimage

Des migrants appréhendés dans la vallée de la Roya, sur des sentiers de montagne, par une patrouille de gendarmerie mobile. ©Laurent Carre / Belgaimage

La France a rétabli ses contrôles aux frontières en 2015 en raison d'une "menace terroriste persistante". Les forces de l'ordre déployées à la frontière avec l'Italie s'attellent surtout à empêcher les migrants de passer. Notre reportage, en trois parties, a pour objectif d'éclairer la pression à laquelle font face les bénévoles et militants, le parcours des migrants et, enfin, les pratiques des forces de l'ordre. Voici la troisième partie.

La gare de Menton Garavan, petite bâtisse jaune pâle où se croisent deux voies ferrées, paraît des plus paisibles en cet après-midi estival. Un père et son fils, chaussures de marche aux pieds, empoussiérés, attendent le train en direction de l’Italie. Mais, sur le petit parking aux pavés descellés, les fourgonnettes de la Compagnie républicaine de sécurité (CRS) et les cinq personnes interpellées, maintenues assises au soleil, dos contre un muret, témoignent de la position stratégique de cette gare frontalière.

À l’approche du train de Vintimille, quatre policiers apparaissent sur le quai, deux d’un côté, deux de l’autre. Train après train, le même scénario se répète. Ils montent, traversent les wagons en observant les passagers, en contrôlent certains et pas d’autres, ouvrent toilettes et locaux techniques, extraient l’une ou l’autre personne – noire, essentiellement – sans les papiers pour pénétrer en France. “Parfois, les personnes cachées sont dénoncées”, explique Emilie Pesselier, chargée de mission pour l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé). Cette fois-là, un homme mince, noir, veste rouge sur le dos, est sorti, fouillé et emmené rejoindre les autres au soleil. De quoi remplir une fourgonnette, direction le poste de la Police aux frontières (PAF) pour un renvoi en Italie.

Paris a rétabli les contrôles aux frontières du pays en 2015. Depuis, policiers et gendarmes ouvrent l’œil sur le terrain accidenté qui délimite la France de l’Italie, avec l’appui, entre autres, de CRS et d’escadrons de gendarmerie mobile déployés en renfort. Pour les migrants qui, débarqués en Italie, voulaient poursuivre leur route vers la France, la Belgique ou le Royaume-Uni, Vintimille, sur les bords de la Méditerranée, et la vallée de Suse, dans les Alpes, se sont transformés en impasses dont ils s’échappent en prenant des risques à la hauteur de leur désespoir.

Si, selon la Commission européenne, le rétablissement des contrôles français a pour motif officiel la “menace terroriste persistante”, et non les “menaces résultant de mouvements secondaires continus et significatifs” (ce qu’ont fait valoir l’Allemagne ou le Danemark en référence aux flux migratoires), le fait est que les opérations visent bien moins à serrer les terroristes que les migrants.

La mort en chemin

"La frontière a tué. Ciao Blessing." Sur la route entre Oulx et Clavière, en Italie, une inscription en hommage à Blessing Matthew, retrouvée noyée dans la Durance. © S.Vt.

"La frontière a tué. Ciao Blessing." Sur la route entre Oulx et Clavière, en Italie, une inscription en hommage à Blessing Matthew, retrouvée noyée dans la Durance. © S.Vt.

Depuis Vintimille, “le vecteur ferroviaire reste le plus emprunté” par les migrants, constate la sous-préfète des Alpes-Maritimes, Gwenaëlle Chapuis, et c’est par “la gare de Menton Garavan que l’on a le plus de tentatives d’entrée sur le territoire de manière illégale”. “On peut les retrouver dans des endroits à peu près improbables, comme des gaines d’électricité, où des complices les ont mis avant de refermer la porte derrière eux”, ajoute-t-elle.

“Les passeurs ne font pas dans l’humanitaire. On en a interpellé 150 depuis le début de l’année en France.”
Gwenaëlle Chapuis, sous-préfète des Alpes-Maritimes

Ils se feraient payer 150 euros pour “mettre” une personne dans un train. Des migrants grimpent sur les toits, se faufilent dans les wagons de transport de marchandises, marchent sur la voie ferrée… La situation est devenue telle que, dans les gares de Vintimille et de Menton, la SNCF a placé des affiches explicites, traduites en huit langues (dont celles parlées en Afghanistan, en Ethiopie et en Erythrée), pour faire comprendre les dangers mortels de l’espace ferroviaire – de la chute à l’électrocution.

Ils prennent aussi la route, cachés dans des véhicules, ils s’aventurent à pied le long de l’autoroute ou par les chemins escarpés qu’empruntaient avant eux les résistants. “Une personne qui a décidé de passer finira par y arriver, même si elle a été plusieurs fois refoulée”, note Agnès Lerolle, chargée de coordination des acteurs locaux engagés auprès des personnes migrantes à la frontière franco-italienne. La logique du renforcement des contrôles “les pousse à prendre des voies de plus en plus dangereuses” et “ne sert qu’à les ralentir ou les épuiser”. Voire les pousser vers l’au-delà.

Sur les hauteurs de Menton, certains se sont engagés sur le sentier du “pas de la mort”, se sont glissés à travers le grillage séparant les deux pays et, le regard attiré par les lumières de la ville, ont franchi le pas de trop, raconte Emilie Pesselier. Dans les pentes du Briançonnais, plus au nord, la traversée de cols dans un grand dénuement a également meurtri des corps, blessé des âmes et coûté des vies – les noms de Mamadou Alpha Diallo et Blessing Matthew résonnent encore dans la vallée.

"Une chasse à l'homme noir"

Ces jeunes sont en train de traverser la frontière franco-italienne, dans les Hautes-Alpes. C'était le week-end du 14 juillet. © Samuel Gratacap

Ces jeunes sont en train de traverser la frontière franco-italienne, dans les Hautes-Alpes. C'était le week-end du 14 juillet. © Samuel Gratacap

Les migrants et les associations qui défendent leurs droits parlent d’“une chasse à l’homme noir” menée par les forces de l’ordre, rendant le parcours en montagne d’autant plus périlleux. Au Refuge solidaire, escale briançonnaise sur la route migratoire, de jeunes ivoiriens reprennent des forces, après onze heures de marche. Ils sont mineurs, deux n’ont pas encore seize ans. Adama (*) a du mal à plier le genou: en courant dans les bois, il est tombé dans un trou. “On s’est tous fait mal. Les policiers nous attendaient, avec un chien”, affirme Moussa (*). “Un loup!”, le coupe Adama. “On s’est enfuis en grimpant très haut, dans le noir.”

“Mais ça glisse, tu risques ta vie, tu sais qu’ils sont là, ils te mettent la pression. On s’est cachés une heure sans bruit, sans parler, sans bouger. Puis, on a décidé de redescendre.”
Moussa, adolescent ivoirien

“On était fatigués de cette brousse. On s’est dit : ‘ce qui doit arriver arrivera’”, raconte Adama. Ils sont arrivés aux alentours de 10h du matin. Ils s’étaient mis en marche à 23h de Clavière, en Italie, par le col de Montgenèvre, à 10 kilomètres en amont.

C’était le week-end du 14 juillet, fête nationale française, et de la finale de la Coupe du monde football. Sept jeunes sont arrivés au Refuge solidaire en plein pendant le match France-Croatie. “Je me suis dit que c’était une bonne idée d’essayer de passer à ce moment-là”, sourit Fodé (*), du haut de ses 16 ans. L’ancienne caserne de CRS prévue pour une petite vingtaine de personnes s’est réveillée, le 16 au matin, avec près de 120 migrants entre ses murs, évalue Pauline Rey, jeune bénévole qui travaille à l’accueil d’urgence.

Les forces de l’ordre ne ménagent cependant pas leurs efforts pour “garantir” la frontière. “Les policiers développent de nouveaux stratagèmes. On s’est rendu compte qu’ils se déguisaient en randonneurs ou en cyclistes, qu’ils donnaient de faux renseignements aux migrants pour leur tendre des pièges”, rapporte Michel Rousseau, porte-parole du mouvement citoyen Tous Migrants. Les observations des bénévoles sur le terrain, couplées aux témoignages qu’ils ont recueillis des victimes, dépeignent les dérives de la volonté d’étanchéisation de la frontière. Les récits évoquent les guets-apens, les coups, les menaces la main sur l'arme, la collusion avec les militants de Génération identitaire qui leur livraient des migrants (jusqu’à leur départ fin juin), les vols d’argent et de portable sur des personnes interpellées, les violences verbales, y compris sur des femmes en fin de grossesse (“Ma mère à moi a bien accouché dans la neige, tu peux le faire aussi.”) La Commission nationale consultative des droits de l’homme, dans un avis du 16 juin, s’est d’ailleurs dite “profondément choquée” par les pratiques de la République qui “renonce au principe d’humanité et se rend même complice de parcours mortels”.

Le service d’information de la Police nationale a répondu à notre demande de rencontre avec les forces de l’ordre à la frontière par “une fin de non-recevoir”. La préfecture des Hautes-Alpes (où se trouvent Montgenèvre et Briançon) n’a pas donné suite à notre requête, contrairement à celle des Alpes-Maritimes (Menton et la vallée de la Roya). L’occasion pour la sous-préfète Gwenaëlle Chapuis de réitérer la confiance de l’État dans ses hommes déployés sur le terrain. “Ils font un travail difficile, de manière admirable et consciencieuse. L’État défendra les policiers à chaque fois qu’ils seront injustement attaqués, que ce soit dans leur honneur ou dans leur image.”

Bénévoles et observateurs rapportent, cependant, le malaise ressenti par certains policiers et gendarmes face au travail qui leur est demandé. “On se rend compte que pleins de gens dans la police, à côté de faire leur devoir et d’obéir aux ordres, essaient de faire comme ils peuvent pour minimiser les consignes qu’ils ont”, explique Marie Dorléans, la présidente de Tous Migrants. “Il y a des équipes qui contrôlent plus ou moins, qui ferment à moitié les yeux, qui disent ‘passez un peu plus loin on ne vous arrêtera pas’”, illustre Agnès Lerolle.

“Comme il n’y a pas une société civile, il n’y a pas une police ou une gendarmerie, il y a des gens bien partout!”
Marie Dorléans, présidente du mouvement Tous Migrants

“De temps en temps, nous faisons aussi des opérations de secours en montagne au profit de ces personnes (les migrants, NdlR) qui se sont égarées ou mises en mauvaise posture”, insiste la sous-préfète Gwenaëlle Chapuis, non sans ajouter qu’“après, si elles n’ont pas de papiers, elles sont raccompagnées aux forces de l’ordre italiennes”.

Par ici la sortie

La vue sur Menton, première ville française après la frontière, d'où sont refoulés les migrants arrêtés dans la région. © S.Vt.

La vue sur Menton, première ville française après la frontière, d'où sont refoulés les migrants arrêtés dans la région. © S.Vt.

On peut l’observer au poste du pont Saint-Louis, là où un panneau indique que “Menton, perle de la France, est heureuse de vous accueillir”. Les migrants appréhendés dans la région, en gare ou dans la montagne, sont amenés au poste de la Police aux frontières (PAF), où ils se voient délivrer un formulaire de refus d’entrée. La sous-préfète dénombre, depuis le début de l’année, plus de 16 000 interpellations et, en 2017, environ 50 000 dans les Alpes-Maritimes. Dans les Hautes-Alpes, le nombre de renvois a avoisiné les 2 000 en 2017.

En attendant d’être pris en charge par les Italiens, de l’autre côté du pont, les hommes sont placés sous clef dans une structure modulaire, en général séparés des femmes. “Ils ne sont pas délaissés, ils ont des bouteilles d’eau et des gâteaux. Ce local fait l’objet d’un entretien régulier et des travaux sont entrepris pour le remettre en état” en cas de déprédation, insiste la sous-préfète Gwenaëlle Chapuis. “Les personnes n’y restent pas plus de quelques heures.” Le problème, selon Emilie Pesselier, de l'Anafé, est qu’elles y sont de facto confinées “sans cadre légal” et parfois bien plus longtemps, le poste italien censé récupérer les personnes non admises en France fermant ses bureaux entre 19h et 8h du matin.

En témoigne, ce matin-là, la présence de sacs à dos à l’extérieur du local français accolé au bâtiment de la PAF. Il est 8h05 quand les policiers, gantés, ouvrent la porte pour renvoyer cinq, puis six, puis trois, puis encore une personnes. On ne sait combien il en reste à l’intérieur, qui ont également passé la nuit dans ce lieu, sans matelas, et sortiront plus tard. Les mines sont plus que maussades.

“Cela reste très violent pour ces personnes privées de liberté, dans des conditions indignes et sans avoir eu accès à leurs droits”, juge Emilie Pesselier, postée de l’autre côté de la route où ses papiers seront, comme souvent, contrôlés. Des associations françaises et italiennes ont constaté, lors d’une mission conjointe du 24 au 26 juin, que cette rétention pouvait “durer jusqu’à 14 heures, dépassant largement la durée de 4 heures jugée admissible par le Conseil d’État en juillet 2017”.

"L’objectif de réacheminement des migrants interpellés à la frontière franco-italienne par la police aux frontières s’apparente à une obligation de résultat : garantir l’étanchéité de la frontière dans le déni des règles de droit. Dans ce contexte de pression politique, les fonctionnaires de police accomplissent leurs missions 'à la chaîne'."
Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, dans un rapport rendu public en juin.

Les personnes appréhendées sont en outre refoulées sans pouvoir demander l’asile ni voir leur situation individuelle étudiée, poursuit Emilie Pesselier. Et des mineurs non accompagnés continuent à être renvoyés, alors que, selon la législation française et européenne, ils sont censés être pris en charge par l’État. Gwenaëlle Chapuis réfute catégoriquement: "ce sont des propos mensongers". Pourtant, “en mission d’observation”, explique Agnès Lerolle, “on a pu voir des policiers italiens légèrement agacés de devoir ramener en France des mineurs visiblement très mineurs qui venaient d’être refoulés !”

Malgré l’une ou l’autre décision de justice condamnant la préfecture, la pratique perdure. “La gravité des atteintes portées aux droits des personnes migrantes à la frontière italienne, impose à l’État de sortir du déni et de modifier radicalement sa politique”, assène la Commission nationale consultative des droits de l’homme. Mais, rétorque Gwenaëlle Chapuis, “ni la présence d’un interprète, ni la possibilité d’appeler un proche, un consulat ou un avocat ne constituent une obligation juridique” à Menton Pont-Saint-Louis. “Le gouvernement nous a donné une mission: garantir cette frontière dans le respect du droit et de la dignité humaine” et, veut-elle croire, “c’est ce que nous faisons”.

(*) Les prénoms des personnes interrogées ont été modifiés par souci de préserver leur anonymat.