L'expédition Fram, la plus folle aventure vers le Pôle Nord

Un voyage au bout du monde dans une prison de glace

De tout temps, l’homme a été attiré par l’inconnu. Et quoi de plus mystérieux et méconnu que le lointain Arctique? Nombreux sont ceux qui ont tenté de percer ses secrets les mieux gardés, parfois même au péril de leur vie. Mais si l'on compte de nombreuses expéditions, il y en a une surtout qui reste mythique, d’une part en raison des découvertes réalisées et d’autre part, en raison de l’ingéniosité dont a fait preuve son élaborateur, frôlant le délire selon certains.

Cette expédition, c’est le Norvégien Fridtjof Nansen qui l’a pensée, créée et réalisée. Véritable héros dans son pays, son nom vous échappe peut-être. Pourtant les trois ans qu’il a passés à “naviguer” vers le Pôle Nord à bord du célèbre Fram sont dignes des meilleurs récits d’aventure.

Dans le cadre de notre rendez-vous du dimanche "Il était une fois", découvrez l’histoire, qui vogue entre folie et génie, de l’expédition de 13 hommes qui se laissèrent prendre au piège d’une prison de glace dans l’espoir d’atteindre un jour le Pôle Nord.

Nansen, seul contre tous

Les prémices d'une expédition à hauts risques

C’est en 1884, alors que Fridtjof Nansen n’est encore âgé que de 23 ans, que les premières idées d’une expédition polaire hors du commun naissent dans l’esprit du téméraire Norvégien. Ce dernier s’inspire de l’article écrit par son bon ami, le professeur H. Mohn, sur la dérive des débris d’un bateau, la Jeanette. Celui-ci avait fait naufrage trois années plus tôt au nord des îles de la Nouvelle-Sibérie. Les reliques du navire retrouvées sur la côte sud-ouest du Groenland ont parcouru à peu près 5400 kilomètres. Il n’en faut pas plus à Nansen pour présumer de l’existence d’un grand courant marin transpolaire.

Aussi évident que cela puisse paraître de nos jours, c’est loin d’être le cas à l’époque. Le jeune Norvégien, moqué par ses confrères, ne trouve de soutien que chez une petite partie de son entourage dont Mohn fait partie. Peu importe, Nansen s’accroche à son idée et, six ans plus tard, il élabore ce qui peut toujours être considéré comme l’une des explorations les plus ingénieuses de tous les temps. Plutôt que de voir la glace comme son ennemie, l’explorateur choisit d’en faire son alliée. C’est ainsi qu’il fait construire un bateau aux extrémités arrondies qui pourrait se laisser prendre dans les glaces et dériver jusqu’à l’eldorado de tout explorateur: le Pôle Nord. Nansen baptise son navire le “Fram” (qui signifie “en avant” en norvégien), symbolisant sa profonde volonté d’aller toujours plus loin.

Trois années s’écoulent au cours desquelles le Norvégien prépare scrupuleusement chaque détail du voyage. Nansen s’entoure de 12 hommes - et 28 chiens - ayant assez de bravoure que pour affronter ce qui demeurait à l’époque l’un des plus grands mystères de notre planète: l’Arctique. Tous se disent prêts à affronter vents et marées, à surmonter n’importe quelle situation problématique. Du moins, c’est ce qu’ils pensaient...

L'équipage prend le large...

Avec une seule promesse: revenir en vie

Crédit: Reporters

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Le 21 juillet 1893, le Fram prend le large, laissant planer le mystère sur la date de son retour. Nansen n’a promis qu’une seule et unique chose à sa femme restée sur le rivage avec des milliers d’autres personnes venues souhaiter un bon voyage à l’équipage: qu’il resterait en vie coûte que coûte, rien de plus rien de moins.

La vie s’écoule paisiblement à bord du Fram. Le navire est pris dans les glaces dès le mois de septembre comme Nansen l’avait espéré et l’équipage attend patiemment de dériver jusqu’à la terre promise. Dans son récit de voyage, l’explorateur se réjouit de “cette détention” au cœur de la banquise. Mais le train de vie monastique auquel doit se soumettre l’entièreté de l’équipage ne plaît pas à tout le monde.

Entre les tâches ménagères, les relevés scientifiques et l’entretien du bateau, les journées passent et se ressemblent. Néanmoins Nansen ne tarit pas d’éloges sur les paysages qui l’entourent et le fascinent. A tel point qu’il recommande la région “aux personnes affaiblies ou atteintes d’affections nerveuses”.  Les sorties sur la banquise avec les chiens sont synonymes de plaisir pour l’équipage, petit défoulement au milieu de cet enfermement quasi ecclésiastique. Le premier anniversaire du départ du Fram passe, Nansen et ses 12 comparses font la fête sur le navire. Au programme: accordéon, danse et sirop de pêche.

Hormis quelques embarras de parcours, dont une attaque d’ours, le voyage suit son cours. Au début de la deuxième année, les craintes de Nansen se confirment: le Fram n’atteindra pas le Pôle. L’explorateur change alors ses plans et décide de terminer l'expédition... à pied.

Le voyage se complique...

Credit: Reporters

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C’est ainsi qu’en mars 1895, Nansen prend la route du Pôle Nord avec un compagnon, Hjalmar Johansen, 28 chiens, 3 traîneaux et 2 kayaks. Mais tout ne se passe pas comme prévu en raison des conditions climatiques et du terrain particulier sur lequel les deux compères doivent progresser. Prenant du retard et voyant leurs provisions diminuer rapidement, ils tuent quelques-uns de leurs chiens.

C’est en avril 1895 que Nansen et Johansen arrivent à la latitude la plus lointaine jamais atteinte en 400 ans d’exploration arctique: 86°14N. Les deux hommes fatigués et à court de nourriture, conscients qu’ils ne reviendraient pas vivants de leur périple s’ils s’enfonçaient plus loin vers le Pôle, prennent la difficile décision d’abandonner leur objectif premier pour un but non moins important: leur survie. Tout cela à quelque 400 kilomètres de leur eldorado, le Pôle Nord.

Aussi accablant que fut l’abandon de leur rêve, ce ne fut rien comparé au périple qui attendait les deux compagnons. Le Fram ayant continué sa dérive, il est impossible pour eux de le rattraper. Nansen et Johansen se dirigent donc vers le Sud, plus précisément vers la Terre François-Joseph. Les vivres viennent à manquer, les chiens sont épuisés. N’ayant pas d’autre choix, ils abattent les effectifs les plus faibles et les deux explorateurs se nourrissent de soupe de sang de chien. Après quelques mois, les 28 chiens ont péri.

La route est longue et houleuse à travers ce “désert de glace” explique Nansen. Alors qu’ils meurent de faim, les deux compagnons trouvent enfin d’autres autres espèces animales. Les phoques, les ours, les morses... peu leur importe tant que cela se mange. C’est le début d’un régime particulier qu’ils garderont pendant des mois. Forcés de se mettre à l’abri pour l’hiver, Nansen et Johansen se construisent une hutte qu’ils tapissent de peaux de bêtes et dans laquelle ils entassent leurs précieux vivres récemment récoltés. Ils y restent enfermés pendant 8 mois. Les deux comparses expliquent ne jamais avoir perdu espoir et encore moins le moral. Leurs vêtements réduits à l’état de guenilles et enduits d’huile de morse, Nansen et Johansen ne retiennent qu’un énorme point négatif: les ronflements du deuxième exaspérant le premier.

Une fois l’hiver terminé, les deux explorateurs poursuivent leur route qui devient de plus en plus dangereuse. Par chance, le 17 juin 1895, alors qu’ils atteignent le Cap Flora sur la Terre François-Joseph, Nansen entend un son familier. Se dirigeant vers ce bruit à la fois si familier et si percutant par rapport aux longs mois de silence passés dans ce désert de glace, le Norvégien tombe nez à nez avec un autre explorateur dont il a déjà fait la connaissance quatre ans plus tôt à Londres. Un pur hasard!

L’homme, Frederick George Jackson, participait à une mission de relevés sur cette côte. Même si nombreux étaient ceux qui présumaient que Nansen pouvait se trouver dans ces environs, personne ne s’était lancé à sa recherche. Et c’est ainsi que prend fin la longue et non moins tumultueuse aventure arctique de Nansen et Johansen. Les deux rescapés sont accueillis en héros en Norvège au cours de l’été 1896. Mais une question les taraude: qu’est-il donc advenu du Fram? Ils auront leur réponse en moins d’une semaine. Le navire a continué sa dérive paisiblement après le départ de Nansen et Johansen jusqu’à sa libération des glaces arctiques pour enfin revenir en Norvège, pile poil une semaine après le retour des deux explorateurs!

La fin du périple,
le début du succès

Credit: Reporters

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L’accueil en héros dont a été gratifié Nansen à son retour du Pôle est plutôt révélateur du succès que fut au final l’expédition Fram. Le fait qu’elle n’ait pas atteint son objectif passe presque pour secondaire. Nansen est arrivé jusqu’au point le plus lointain au Nord jamais atteint et permis des découvertes qui restent aujourd'hui majeures pour les recherches arctiques.

C’est une expédition mythique dont tout le monde garde une image positive”, explique Hugues Goosse, professeur de climatologie et chercheur à l’UCL, “historiquement elle fait partie des expéditions les plus importantes”.

A la fin du 19e siècle, après des centaines d'années d’exploration de l’Arctique, cette région reste un mystère pour l’homme que beaucoup cherchent à résoudre, en vain. Nansen et son expédition Fram vont donc permettre de commencer à mieux le cerner et à tout doucement le résoudre. Partant de l’hypothèse de l’existence d’un courant transpolaire, le Norvégien en démontre formellement l’existence. Mais plus encore, l’expédition Fram permet d’établir sans équivoque que l’Arctique n’est pas un continent mais bien un océan de glaces.

Cette expédition nous a permis de comprendre le comportement d’une chose qui restait inconnue à l’époque et que tout explorateur craignait: les glaces", détaille Alain Hubert, explorateur belge et fondateur de la Fondation polaire internationale. "De nombreux bateaux faisaient naufrage à cause de celles-ci et plus d’une expédition s’était mal terminée”. Mais Nansen prend les devants en choisissant de construire un bateau capable d’être pris dans la glace et de ne pas se faire broyer pour au final se servir de la dérive pour aller jusqu’au Pôle. “Il a appris des erreurs des autres et c’est ce qui lui a permis d’aller si loin", explique Alain Hubert admiratif. "Encore aujourd'hui la glace et sa force irrésistible représentent le plus grand danger pour les explorateurs, or Nansen les a appréhendées avec une grande ingéniosité”.

Il demeure actuellement compliqué pour les spécialistes de se rendre dans ces zones glacées. “La plus grande difficulté reste l’incertitude, développe Hugues Goossen, dans le cas de l’expédition Fram, il était impossible de savoir s’ils allaient passer au bon endroit, si le bateau allait tenir le coup, de manière générale, la grande inconnue reste la météo et ses caprices dont les explorateurs doivent se méfier”. Le tout n’est pas de se lancer dans l’aventure, encore faut-il en revenir vivant…

Nansen un explorateur hors pair

Mais pas seulement...

Credit: Reporters

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Nansen avait promis à sa femme de revenir en vie et il l’a fait, sachant revoir ses plans peut-être trop ambitieux pour assurer sa survie. “Il a pu s’arrêter à temps, ce que beaucoup ne sont pas capables de faire, constate Alain Hubert, je n’ai pas de héros dans la vie mais s’il y a un homme que j’admire beaucoup c’est bien Nansen”. Et il n’est pas le seul. En Norvège, l’explorateur demeure un héros national et son expédition Fram un événement majeur de l’histoire du pays. Le Fram a d’ailleurs été conservé et un musée a été créé en l’honneur de ses péripéties à Oslo (le “Frammuseet”).  

Après cette expédition, Nansen, devenu une véritable célébrité, parcourt le monde pour raconter son aventure. Il en fait un livre “Vers le Pôle” qui rencontre un franc succès. Mais le Norvégien ne veut pas se reposer sur ses acquis et se lance dans la découverte d’autres domaines tels que la météorologie et même la diplomatie. Après être devenu le premier ambassadeur de Norvège au Royaume-Uni, Nansen est nommé à la Ligue des Nations où il va réaliser un autre de ses remarquables exploits qui ont assuré sa place dans tous les livres d’Histoire: l’élaboration du passeport Nansen, permettant le rapatriement de nombreux prisonniers de guerre pendant la Première Guerre mondiale. Une grande réussite qui lui vaut le prix Nobel en 1922. Mais même si rien ne semble l’arrêter, Nansen finit par s’éteindre en 1930 à l’âge de 69 ans d’une crise cardiaque dans sa maison à Oslo. L’homme laisse toutefois derrière lui un énorme héritage et l’espoir pour de nombreux jeunes explorateurs qu’avec de l’ingéniosité on peut toujours aller plus loin… vers le Pôle.