1978, quand le skateboard déferle en Belgique

À l'occasion de la sortie de l'album
"Primitive Skateboarding Belgium 1978",
rencontre avec ses concepteurs, Marco Laguna
et Fil Plastic. Ainsi qu'avec Pascal Mitevoy et Jo Noorbergen qui furent aux premières loges
de la vague.

Il se présente comme un lointain disciple d’un groupuscule qui s’appellerait Lost and Found, exhumant de la photo trouvée amateur. “Dans la quête du Graal ou de la surprise, je prends tout, même du professionnel”, nuance Marco Laguna, réalisateur de films underground, fondateur et chanteur du groupe La Muerte. En 2008, arpentant le marché aux puces de Bruxelles, il tombe, par hasard, sur trois cassettes en métal contenant quelque 300 dias. “Quand j’ai examiné la première, j’ai vite compris la pertinence du lot. Déjà par l’année. Les dias, quand je les regarde, je peux déterminer une fourchette, à l’œil, comme ça. A certains détails. Là, j’ai situé qu’on se trouvait entre 76 et 79” estime celui qui a fait de sa quête un hobby. Ces trois cassettes sont barrées d’un grand autocollant Skate Magazine. Marco Laguna vient, sans doute, de tomber sur un témoignage photographique assez inédit, réalisé par un des cinq photographes du magazine spécialisé. Celui de la première vague de skate-board en Belgique qui prit place en 1978. Premiers skateparks, premiers championnats, premières planches belges, ...
Le vendeur n’a pas su ou pas voulu fournir la moindre information sur l’origine du lot : décès, changement de vie, déménagement... S’il déniche ce trésor en 2008, ce que Marco Laguna allait pouvoir en faire lui prendra 10 ans. “Il faut trouver la bonne personne, au bon moment. J’ai contacté plein de gens, sans aucun retour. Puis, je suis tombé sur Fil (Plastic) qui, lui, a réagi très vite. C’était il y a deux ans.” Fil Plastic est un graphiste liégeois, professeur de communication graphique à l’Ecole supérieure des arts Saint-Luc à Liège. “Cela m’a également rappelé ma jeunesse. J’ai aussi fait un peu de skate et je me souviens que dans mon village, à Ninane, il y avait eu des démonstrations. Tout cela collait dans mon esprit : mes souvenirs, l’époque, la beauté. Je me suis vite dit qu’il y avait moyen de faire quelque chose de bien. Au départ, je pensais plutôt réaliser un fanzine”, assure l’intéressé.

Fil Plastic, professeur de communication graphique à l'école supérieure des arts Saint-Luc à Liège, a eu l'idée d'accompagner les 150 premiers exemplaires de "Primitive Skateboarding Belgium 1978" d'un journal imprimé en sérigraphie, d'autocollants et d'une cassette de musique punk.

Fil Plastic, professeur de communication graphique à l'école supérieure des arts Saint-Luc à Liège, a eu l'idée d'accompagner les 150 premiers exemplaires de "Primitive Skateboarding Belgium 1978" d'un journal imprimé en sérigraphie, d'autocollants et d'une cassette de musique punk.

"J’ai eu ces photos pendant quelques mois
à la maison, mais c’était trop proche,
trop émotionnel pour pouvoir en faire quelque chose"
Pascal Mitevoy

Le soir où on les rencontre, Marco Laguna, Fil Plastic et ... Pascal Mitevoy, champion à l’époque, sont réunis à la galerie MUE, à Bruxelles, pour le vernissage d’une exposition rassemblant des photographies, des planches, casques et protections d’époque. On retrouve Pascal Mitevoy, logiquement, sur pas mal de photos. “Marco connaissait mon nom, il a su me contacter. J’ai eu ces photos pendant quelques mois à la maison, mais c’était trop proche, trop émotionnel pour pouvoir en faire quelque chose”, confie l’ex-champion de skate.

Pascal Mitevoy, Skate One, Etterbeek, 1978.

Pascal Mitevoy, Skate One, Etterbeek, 1978.

“Au-delà de la période, je me suis vite aperçu qu’il s’agissait des premières légendes de skate, des premiers cracs en Belgique. Ce n’étaient pas des quidams”, insiste Marco. Au final, on se retrouve aujourd’hui avec un livre, publié aux Editions du Caïd, Primitive Skateboarding Belgium 1978. “On m’a confirmé qu’il n’y a aucun bouquin de réédition sur la première vague de skate en Europe” se réjouit Marco. La couverture de l’album est toute noire et abrasive, de la même matière que la surface des planches – histoire de ne pas glisser.

"Encore récemment, Eli Meyers,
une des rares femmes
pratiquant la discipline,
53 ans aujourd'hui, participait
à un concours de seniors à Düsseldorf !"
Marco Laguna

A Liège, où livre et expo ont également été présentés à la Galerie Central, nos trois compères ont eu la surprise de voir débarquer Eli Meyers, une des rares femmes pratiquant la discipline – comme nous-même, à la même époque. “Apparemment, elle avait un très bon niveau, parce que quand ils ont fait une tournée aux Etats-Unis, Super Alta a voulu l’embaucher dans son team.” Encore récemment – elle a 53 ans aujourd’hui et “un look à la Françoise Hardy” selon Marco –, elle aurait participé à un concours de seniors à Düsseldorf  !

Eli Meyers, Anderlecht, 1978.

Eli Meyers, Anderlecht, 1978.

Sa première planche, Pascal l’a ramenée d’Australie où, enfant, il se rendait régulièrement car il y avait de la famille. On en connaît qui l’ont reçue de leur cousin suisse. D’autres, comme nous, prendront possession d’une super Tiger chez Uncle Sam, à Liège, en bas des Chiroux, un magasin spécialisé qui vendait énormément de matériel commandé aux Etats-Unis. On posséda aussi une Calypso, la marque lancée par les roulements à billes SKF.

Notre propre skateboard Tiger, sous toutes ses coutures, en import direct des USA (millésimé 1978)

Notre propre skateboard Tiger, sous toutes ses coutures, en import direct des USA (millésimé 1978)

L' Amérique qui fait rêver

Les balbutiements du skate, c’est la Californie qui en est le berceau. Fin des années 50, début des sixties, avec ce qui n’était encore qu’une planche avec des roulettes de patins. Mais ce que le skate est vraiment devenu remonte au début des années 70. Grande sécheresse, pénurie de vagues, piscines des villas de Los Angeles asséchées. Dans la tête de quelques férus, inimaginable de se passer de ces sensations fortes. Ni une ni deux, leur planche sous le bras, ils partent à l’assaut des piscines vides de LA, qui leur fourniront de bonnes rampes.

“Par rapport aux Américains, pré-adultes, on était bien plus jeunes. On était des enfants"
Pascal Mitevoy

Xavier Itota, Alain Mathot, Pascal Mitevoy, 1978.

Xavier Itota, Alain Mathot, Pascal Mitevoy, 1978.

“Par rapport aux Américains, pré-adultes, on était bien plus jeunes. On était des enfants”, souligne Pascal Mitevoy, se remémorant ses débuts. Qu’importe leur âge, les voilà en train de rêver à l’Amérique. “Ces photos parlent aussi de la vision fantasmée de la Californie, interprétée par des Belges. J’ai ça aussi avec le rock”, observe Marco. Au départ, le skate était un amusement, un moyen de locomotion, un truc un peu original. Ce n’est qu’après que c’est devenu un sport, avec ses différentes disciplines, ses figures, ses techniques, ses compétitions. “On recevait les revues Skateboarders trois mois après leur parution aux USA. On essayait de copier ce qu’on voyait dedans”, raconte Pascal. “Les mecs qui tirent haut leurs chaussettes, les shorts très courts” relève Fil. “Une seule genouillère et une seule coudière”, complète Pascal, 52 ans au compteur. Le père de ce dernier ouvrit le premier skatepark en Belgique, le bien-nommé Skate One à Etterbeek. Quelque temps auparavant, il avait construit à son rejeton sa première rampe dans sa chambre !

"On recevait les revues "Skateboarders" trois mois après. On copiait le look des Américains. Une seule genouillère et une seule coudière."
Pascal Mitevoy

Pascal Mitevoy, Skate One skatepark, Etterbeek, 1978.

Pascal Mitevoy, Skate One skatepark, Etterbeek, 1978.

Dans le livre, on découvre également des photos du Skatepark One Saint-Denis, à Liège, aux rampes très professionnelles - que l'on parcourut jusqu'à plus soif - ainsi que l’espace en plein air, sis boulevard Kleyer (Cointe), toujours dans la Cité ardente. On y passa tout notre été 78 aux côtés de Vincent et Simon. “Ce n’est pas de la photo d’art, c’est de la photo de reportage”, précise Fil. “Les premières rampes, on les avait réalisées avec quelques briques et de vieilles planches”, se souvient Pascal. Preuve qu’il n’invente rien, l’une ou l’autre photo témoigne des tout débuts de cette passion. Les clichés réunis dans l’album ont été pris essentiellement à Etterbeek, Coxyde, Woluwé, Anderlecht ou Watermael-Boitsfort.
Aux cimaises de la galerie MUE, quelques tirages. “Là, ce sont les démonstrations qu’on faisait à l’époque, relève Pascal. Ici, nous sommes en 78, on est déjà davantage dans le professionnel. Les courbes sont différentes. Les rampes sont vraiment des armatures. Je me souviens qu’en démonstration, il y avait des panneaux qu’on mettait à l’arrière avec la marque Speedflex. Et comme on voulait aller de plus en plus haut, on finissait par monter sur les panneaux, mais ils n’étaient pas vraiment bien fixés. J’ai un pote qui est passé à travers et est tombé de l’autre côté. Il y a eu quelques accidents: poignets cassés, commotions …”

"Sur ma planche, la nuit, je filais tout schuss depuis Ma Campagne jusqu'au Melipark de l'Atomium."
Pascal Mitevoy

Les planches de l’époque, c’étaient des bateaux, continue Pascal. “Lourdes, pas maniables. Rien à voir avec les planches de maintenant, légères, qui collent aux pieds”. Sa passion était telle qu’il partait faire du skate la nuit. La journée, il allait sagement aux cours. Pour lui, la nuit était buissonnière. Quand elle advenait, il sautait sur sa planche et, accompagné de cinq potes, filait tout schuss depuis Ma Campagne jusqu’au Melipark de l’Atomium. “On mettait deux heures pour y arriver. On passait au-dessus des grilles. Il y avait des petits bassins vides et on allait skater là.” On était insouciants, commente-t-il. A un point tel que “mon père a dû venir me rechercher chez les gendarmes qui nous avaient embarqué dans leur Land Rover”. Une tout autre époque...

"Les premières rampes, on les avait réalisées avec quelques briques et de vieilles planches..."

Le skatepark de Cointe (Liège) en construction. (Architecte Georges Yerna)

Le skatepark One Saint-Denis (Liège) et ses rampes professionnelles.

"Les premières rampes, on les avait réalisées avec quelques briques et de vieilles planches..."

Le skatepark de Cointe (Liège) en construction. (Architecte Georges Yerna)

Le skatepark One Saint-Denis (Liège) et ses rampes professionnelles.

Une planche en bois, mais pas seulement

Quand son copain revient de Los Angeles avec deux skateboards et lui demande s’il y aurait moyen d’en copier une, Jo Noorbergen, qui vient de sortir de La Cambre, n’hésite pas. Il commence à démonter l’original, pièce par pièce. Entre ses mains, des axes (trucks), des roulements à billes, des caoutchoucs, des roues et des antidérapants. Les roulements à billes, il va se les procurer chez SKF. Les roues ? Il se rend vite compte qu’il ne pourra pas les copier. “C’était un élément important au niveau de l’adhérence, les Américains avaient déjà la production bien en main, donc on les a importées.” Les autres pièces vont être conçues de façon tout à fait artisanale ; les skateboards qui prendront pour nom Double Deck ne connaîtront jamais de production massive. Les axes, tout d’abord. Un autre challenge que le bois, aux yeux de Jo Noorbergen. La marque américaine est moulée en relief. Il la ponce, la fait disparaître et remet dessus des petites lettres en plastique, en relief aussi, comme on en emploie pour les tableaux de conférence. Elles forment le nom Double Deck. Après, il fait mouler et couler la pièce. “La fonderie était du côté de Drogenbos. On a eu plein de problèmes. Ils ne comprenaient pas que les axes devaient être bien calibrés, bien mis en place. Ils ont dû recommencer plusieurs fois et, à un moment donné, ils y sont arrivés.”
L’étape suivante sera de fixer ces trucks. “On avait deux fois quatre trous pour faire passer les vis. On les perçait grâce à un gabarit, à la main, avec une petite visseuse. C’était épouvantable, rien ne correspondait ! J’ai alors cherché dans l’outillage industriel d’occasion et suis tombé sur une foreuse qui faisait quatre trous à la fois.” Grâce à cette trouvaille, ils peuvent commencer à bien produire. Pour les caoutchoucs, les amis passent par l’intermédiaire d’une petite entreprise familiale qui travaillait pour une boîte d’assemblage automobile. Les antidérapants, ils les commandent chez MACTAC, concurrents de 3M, découpés à la forme exacte.
Combien de skates ont été fabriqués de cette manière ? “Cela se compte en milliers, estime Jo Noorbergen, réalisés par des ouvriers qui travaillaient avec nous, les amis des amis ou les gosses de notre team.” Les amateurs pouvaient se les procurer chez Double Deck même, rue de la Station, à Linkebeek. “Les magasins de sport nous appelaient pour savoir ce qu’était Double Deck car les gosses leur en réclamaient. On n’a jamais fait de publicité qui nous aurait donné une plus grande notoriété, on fonctionnait par le bouche à oreille. Quand on a commencé à avoir les premiers contacts avec les fournisseurs, on travaillait dans une cuisine. On avait réalisé des enregistrements pour faire croire qu’on était dans un bureau. Lorsqu’un fournisseur appelait, on lançait l’enregistrement avec des sonneries de téléphone ou des gens qui s’interpellent. Je disais alors à mon interlocuteur au bout du fil : attendez, je vais fermer la porte de mon bureau. Et je claquais la porte de la cuisine !” rigole Jo Noorbergen.

Combien coûtait une planche à l’époque ? “Je ne sais plus, mais cher ! Cher parce que cher à la production et parce qu’aux Etats-Unis, les planches étaient chères. C’était le tout début". Question subsidiaire, enfin : d’où provient le nom Double Deck ? “On était parti acheter un bus anglais à double étage, près de l’Ecosse. On avait comme idée d’en faire nos bureaux. En dessous, une salle d’exposition avec des vitrines horizontales et un petit atelier de montage de planches. On se déplaçait à des foires, comme la SPOGA en Allemagne, une des plus grandes foires pour le sport. On arrivait avec notre bus. On dormait et mangeait en haut. En bas, on recevait les clients. Et le bus à impériale, “double deck”, a donc donné le nom à la société. On a connu pas mal d’aventures avec ce bus. Ainsi quand on a été le chercher, le panneau avec sa destination était toujours apparent. Les gens nous faisaient signe sur la route. On les embarquait pour les ramener jusque devant leur maison.” Que de belles aventures accumulées...

Un collectionneur Des photos mal cadrées, ou floues voire pleines de défauts. Des voitures, les premiers couples mixtes... : la passion de Marco Laguna n’a pas de frontière. Une fois les biens acquis, ils sont stockés dans des boîtes, sans aucune logique. “Le plaisir, c’est justement le non-sens.” Puiser au hasard et se délecter de l’image. “Là, je viens de tomber sur un truc de dingue : un gars qui a photographié Bruxelles, la nuit, entre 1964 et 1974. Dedans, on retrouve Alain Delon, Romy Schneider, Klaus Kinski, Claudia Cardinale, Sophia Loren, Paul Newman…” Cela vaudrait certainement la peine de faire quelque chose… “Oui, mais c’est comme pour le skateboard, je le propose depuis des années et on me répond : ‘Ah, mais on n’a pas les droits.’ Alors voilà, c’est un plaisir solitaire.” Et les droits des dias de skate ? “A la fin de l’album, une phrase nous protège. Malgré nos recherches, nous n’avons pas retrouvé le nom du photographe; si celui-ci se reconnaît, il n’a qu’à nous le dire, je serai très heureux de le rencontrer et de voir s’il a d’autres choses en stock. Il s’agit, en tout cas, d’un des cinq photographes de Skate magazine.”

Musique et skate

Quand la première vague de skateboard prend place en Belgique, fin des années 70, elle n’est pas liée à un mouvement musical particulier, même si, comme le rappelle Fil Plastic, Black Flag fut associé au skate. Le livre, que le graphiste imaginait d’abord comme un fanzine, est accompagné, pour ses 150 premiers exemplaires, d’un journal imprimé en sérigraphie, d’autocollants et d’une cassette ! Neuf morceaux de post-punk détonants, urgents, déchargeant de fameuses doses d’adrénaline comme les skateurs en cherchaient sitôt montés sur leur planche. “Comme il était impossible de mettre des groupes de l’époque, on a puisé dans ceux d’aujourd’hui, tout en respectant l’esprit et l’énergie” précise Fil. Au menu, Le Prince Harry, The Permanentz, Komplikations, Tache, Les Lullies, Cartouche, La Mêlée, From the Dust et Excuse Excuse. Ça déménage ferme !

  • L’exposition est à géométrie variable suivant les lieux où elle se déploie. Elle a été présentée à Paris au PSSFF (Paris Surf and Skateboard Film Festival) du 27 au 30 septembre derniers. Elle a connu une déclinaision à la Galerie Central à Liège (du 12 au 14 octobre). Elle se tient actuellement à Bruxelles, à la galerie MUE (rue du Marché aux Porcs, 26) jusqu’au 15 novembre et devrait également se déplacer à Biarritz avant la Fashion Week Homme, en janvier 2019, à Milan.
  • "Primitive Skateboarding Belgium 1978", Editions du Caïd, 21x27 cm, 104 pp., 35 €. www.editionsducaid.com

Certaines images ont été trouvées sur un marché aux puces, les auteurs des photos n'ont pu être identifiés. Toute information est bienvenue.

Crédits photos : Jean-Christophe Guillaume, Etienne Scholasse et Alexis Haulot, Sascha Steinach (Dpa, Reporters)